Jean Pierre Ceton
romans

FICTIONS EN LIGNE

LA TRAHISON DE BOLOGNE

A l’atterrissage, il est tout juste 8 heures, le commandant de bord annonce qu'il fait 24°, ce que non sans plaisir je traduis aussitôt en un 28/30° probable pour cette journée de début de printemp.
A l'arrêt du bus qui m'a conduit dans le centre ville je trouve une terrasse où je commande le premier cappuccino de la journée.
Et où surtout je commence à relire « Les Tourments », roman que je suis en train de terminer.
La semaine précédente je l'avais relu entièrement à nouveau (car ce n'était pas la première fois que je le relisais), en apportant des corrections ici ou là. Pas assez. A différents endroits, je n'étais pas parvenu à régler les problèmes, je n'avais pas pu faire autrement que repousser à une prochaine lecture.
Un jour, j'avais demandé à l'éditeur MB, qui était aussi écrivain, comment il faisait lui ? Et bien je passe et je reviens plus tard, il m'avait répondu...

Mais l'idée de reprendre encore le livre du début à la fin sur ordinateur me décourageait à l'avance. Je l'avais trop fait au cours de réécritures successives. De plus, je n'avais pas envie de m'embarrasser de l’ordinateur, je fais toujours en sorte d'emporter le moins d'objets possible quand je me déplace. Et puis, je ne voulais pas être dans la peur de le perdre, et par conséquent de perdre les données qu'il contenait. Je craignais de la trimballer pendant tout le séjour, cette peur-là, comme un embarras.
J'avais donc choisi d'imprimer le dernier état du texte et d'emporter ainsi une copie papier.

Je suis vite envahi d'un sentiment de bonheur à me trouver dans une ville étrangère, son architecture et ses couleurs si différentes de ce que je vois d'ordinaire m'enchantent. J'éprouve aussi très vite une forme d'enthousiasme à travailler sur ce roman dans un lieu nouveau. Comme si j'allais le confronter à cette ville, et en l'occurrence à la langue que j'entends en fond sonore à travers la musique de variété italienne diffusée dans ce café de Bologne, ville d'Italie du nord...
Une demi-heure passée, je demande un autre cappuccino, décidé à avancer dans ma relecture avant de me rendre à l'hôtel Palace où j'avais réservé.
Qu'est ce que je fais ? Je lis. Je bois le cappuccino par petites gorgées, entre deux pages. Et je relis en corrigeant. Sans me gêner, presque à la manière d'un correcteur. Faisant des propositions comme si ce travail était extérieur à moi. Insérant des variantes, remplaçant un mot par un autre, une expression par une cousine. Raccourcissant une phrase par un point inséré en son milieu, de sorte de débuter la suivante par une attaque même relative !
Cependant j'avais trop envie de découvrir l'Hôtel Palace où j'avais réservé. Donc après un troisième cappuccino je m'y suis rendu, prévoyant de patienter dans les salons s'il était trop tôt encore pour avoir la chambre. Mais si, il y en avait une de disponible dès maintenant.
La chambre ne me plait pas, pas trop, pas du tout. Du coup je pense que je n'aurais pas aimé que tu viennes avec moi. Ou plutôt, je pense que si tu avais été là, j'aurais demandé illico une autre chambre.
Pour moi, ça m'est égal, je m'en moque, par exemple de cette décoration de chalet alpin. En réalité c'est une chambre sous les toits avec des recoins qui auraient pu me plaire, mais qui aujourdhui ne me plaisent pas. Sans doute parce que même si tu n'es pas venue, je me sens avec toi.
Oui, je ne l'aime pas parce qu'elle ne correspond pas à celle que j'avais imaginée pour nous deux. Je m'y installe cependant, je vide mon bagage, j'aime défaire mes affaires, transformer ma chambre en domicile de villégiature...
Cependant je ne vais quand même pas m'occuper à ça ! Donc au premier doute « qu'est-ce que je fais ici ? » je me bouge et je m'assois au bureau de la chambre, dont je perçois la fonction un peu ridicule de bureau où l'on écrit des lettres importantes. Et je travaille. Je reprends Les Tourments...
Mais je ne peux pas y travailler longtemps, c'est trop dur. Donc je redescends errer dans la ville.

Je tourne à gauche sur le boulevard au lieu de tourner à droite d'où j'étais venu, et me dirige vers la première terrasse que j'aperçois. Je m'installe sans hésiter à une table, commande un cappuccino et me remets aussitôt au travail. Là je ne lève guère les yeux autour de moi. A part pour commander un autre cappuccino à peine le précédent terminé.
Quand même, je regarde les gens, je prends ce prétexte quand la difficulté du travail est trop grande, d'avoir à regarder les gens.
Pourtant je suis sûr et certain que je n'ai qu'une chose à faire ici, travailler à ce roman.
Tout comme je m'étais persuadé dans une autre ville, des années auparavant, que je n'avais qu'une chose à y faire: écrire.
Pourquoi d’ailleurs j'étais arrivé à cette conclusion ? Parce que je m'ennuyais et me sentais seul. Parce que si je n'écrivais pas, je me mettais à errer sans pouvoir m'arrêter, sauf à m'angoisser jusqu'à être saisi de vertiges...

Jamais, ailleurs qu'ici, à Bologne, je n'avais confronté mon écriture au monde indifférent, au monde possiblement hostile. Jamais à ce point. J'y mettais une rage de liberté, une énergie de diable pour y arriver à travailler ce texte-là où je me trouvais. Ce qui équivalait oui, à le confronter au monde, à celui qui m'entourait, et même à ces gens qui pourtant ne faisaient guère attention à moi, en tout cas je le croyais.

Je change de terrasse pour commander à nouveau un cappuccino. Je trouve toujours une table libre parmi les gens qui viennent et s'en vont, et il y en a des quantités de gens en ville qui se baladent et s'arrêtent puis repartent. Surement en raison du soleil et de la chaleur nouvelle du printemp, qu'il y a énormément de gens dehors...
Je m'en étais rendu compte en arrivant sur la rue principale qui conduit à la grande place. J'avais en effet capté soudainement un bruit formidable d'humains. J'en étais d'ailleurs resté ébahi un moment. Non pas que je ne me sente pas humain moi non plus. Je crois même faire partie de ceux qui aiment vraiment les humains, et leur destin, et même leur destinée à venir. Mais je ne les aime pas forcément quand ils font du bruit collectivement, et surtout indistinctement.
Du coup je m'étais éloigné vers des rues plus calmes, jusqu’à trouver au hasard d'un croisement une petite place avec plusieurs terrasses.
Oui mais je n'arrive plus à bien travailler. Est-ce d'avoir bu trop de cappuccinos ?

En fait, une question m'a envahi la tête sans me lâcher. Qu'est-ce que je fais là, je me dis ? Qu'est-ce que je fais à trahir ces gens, eux qui prennent leur cappuccino ou leur soda en toute tranquillité ? Tandis que moi je m'autorise à sortir de l'instance générale pour écrire.
C'est vrai, je me place hors de leur monde, je n'en suis au mieux qu'un figurant extérieur. Absent en réalité, puisque je ne joue pas leur jeu d'insouciance et de continuité. Je suis dans un monde inventé par moi, que je peux même modifier comme je veux.
Bien sûr, je me dis, puisque je peux changer la tournure de mes phrases...

En fin d'après-midi, fatigué des terrasses ou n'en pouvant plus de boire des cappuccinos, je suis repassé à l'hôtel décidé à me forcer à y travailler une heure ou deux. Je me dis que si j'y parviens, j'aurais revu toute la première partie du livre. Et comme j'avais travaillé la seconde partie la semaine précédente, d'une certaine façon j'aurais à nouveau revu entièrement le livre.
Et après j'irai diner, ensuite je reviendrai à la chambre me changer pour descendre au spectacle de YN, car je suis venu pour ça.

C'est absurde, je vais diner seul mais j'ai l'impression d'être avec toi. D’ailleurs, j'ai failli dire non au garçon qui en m'accueillant m'a demandé si j'étais seul ? En tout cas sa question ne m'a pas été désagréable. Parce que je me sentais avec toi.
À20h, je croise YN en bas de l'ascenseur, il dit « Oh quelle bonne surprise ! »
À 21h, je me rends au salon, les comédiens entourent YN tous habillés de costumes d'opéra. Je comprendrai le lendemain qu'il avait décidé d'annuler le spectacle dont le projet était en effet de donner un spectacle dans le salon de l'Hôtel Palace, sans déranger les clients. Comme moi, qui venais justement en client.
Il avait annulé parce que l’organisation lui avait mis des bâtons dans les roues. Donc il avait décidé à la place de faire une fête tout simplement, il lui avait suffi de trouver un sponsor pour le champagne...
Tout de même les comédiens vont jouer leur jeu, de sorte qu'à la fin je suis envahi par l'impression qu'il n'y a que des comédiens dans ce salon de l'Hôtel Palace !

Le lendemain, je décide de partir tôt et de me diriger lentement vers la gare du bus qui va à l'aéroport. J'ai trois ou quatre heures devant moi. Je peux découper ce temps pour revoir la deuxième partie du roman puisque j'ai revu plus de la moité du texte la veille.
J'emprunte la grande avenue bordée d'arcades sous quoi se trouvent cachées de nombreuses petites terrasses ?
Je fais le chemin, je m'impose quelques pages à chaque arrêt, deux, trois, cinq pages et dix si c'est possible. Entre-temps je regarde les passants. C'est dimanche. Les gens s'attardent moins sur les terrasses.
J'aimerais tellement que tu sois avec moi. Tu aurais certainement adoré ces arcades sans fin, si typiques de cette ville.

Parvenu au bout de l'avenue, j'avais presque revu l'entièreté du texte. A part les dernières pages que je trouve trop inachevées pour les traiter en public !

« Monsieur, Monsieur ! vous voyagez bien avec une autre personne ? »
Je venais de passer le contrôle, presque en courant, j'étais en retard, on me tançait de me presser, l'avion allait partir. En fait le bus, si on peut appeler ça un bus, conduisant les passagers sur le tarmac.
« Oui, mais non, elle n'est pas  venue», j'avais crié en me retournant sans ralentir ma course, comme je l’avais fait à l'aller : « Non LA ne vient pas ! »

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