Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 28

Lire ou ne pas lire un livre trop bienveillant? //
(1ère parution in Le Blog Logue de JPC aux éditions CompAct, décembre 2006)


Je voulais parler de cette grande qualité de la langue espagnole dont toutes les lettres se prononcent, et puis du problème croissant que pose la contraction qui s’opère en français parlé mais pas dans l’écrit, contrairement à l’anglais…
Cependant je suis trop perturbé par cette question qui relève de l’honnêteté et/ou de la rigueur intellectuelle : Peut-on parler d’un livre que l’on n’a pas lu ? Quand bien même il s’agit du roman -intitulé « Les Bienveillantes »- qui se vend comme des petits pains, sans que l’on puisse être sûr qu’il soit lu comme un roman.
Autrement dit : Est-il possible de se prononcer sur un livre qu’on ne veut pas lire ? Sans doute ce n’est pas possible intellectuellement, sans doute faudrait-il se taire ou alors se forcer à le lire…
Sauf peut-être si l’on refuse de s’engager dans la lecture d’un livre qui imposerait de se mettre dans la tête les confessions imaginées d’un bourreau.
Donc, tandis qu’on s’échine à traquer la moindre piste d’intelligence, de se trouver obligé de suivre pas à pas les comportements d’une ordure. D’être attentif aux sentiments de cette brute, de se glisser virtuellement dans son cerveau par l’entremise d’un auteur très documenté. Et finalement de devoir s’identifier, puisque la lecture d’un roman l’implique, à un personnage détestable et cela pendant des jours de lecture de neuf cents longues pages en l’occurrence.
On peut aussi refuser cette lecture parce qu’il ne s’agit pas de confessions authentiques, en effet ce ne sont pas des correspondances ou des notes qui, toutes affreuses qu’elles aient été, auraient au moins présenté un intérêt de preuve historique.
L’auteur prétend qu’il n’y a pas de paroles vraies du bourreau. On croit pouvoir affirmer que plus de soixante ans après les événements en cause, l’homme du 21e siècle qui imagine ces confessions est incapable de se représenter avec vérité ce qu’était la « mentalité » de l’époque autant qu’il n’est pas en mesure de l’appréhender dans sa réalité. Il y a ainsi la quasi certitude d’une démarche d’anachronisme autant que d’édulcoration.
On peut encore justifier sa révolte contre ce livre en raison de son titre choisi avant l’écriture du livre en référence à la mythologie grecque. Révoltant parce qu’il sonne complaisamment la bienveillance par rapport au sujet, renvoie faussement à l’image de l’ange gardien des enfants d’une autre époque, celui qui veille et protège…
Un titre du coup trompeur puisqu’il introduit, comme toute la planète France le sait, aux confessions fictives d’un officier nazi, genre de personne guère bienveillante d’après ce que l’on sait. Un titre qui ménerait sans s’en rendre compte à comprendre les bourreaux, ce qui constitue une raison suffisante pour refuser de lire le livre.
On peut alors oui revendiquer de se tenir à l’écart de ce petit événement éditorial qui pourrait se révéler être un événement cactaclystique pour l’édition (ne dit-on pas que plus rien ne se vend à part ce livre), en ce qu’avoir acheté un gros livre si médiatisé donnerait l’impression d’avoir lu pour l’année.
Surtout, ce livre semble profiter sans gêne aucune d’une tension douloureuse présente dans le pays de la langue dans laquelle il a été écrit…
Entre d’un côté, une focalisation sur l’entreprise nazie d’extermination des Juifs d’Europe comme point central de l’Histoire qui donc s’arrêterait à ce mi 20e siècle.
Et de l’autre, une résurgence toujours possible des vieux démons du vichysme dont les tenants les plus révisionnistes voudraient faire croire que l’occupation allemande n’était pas si terrible, à l’exception de quelques exactions.  En tout cas ne demanderaient que ça, faire croire que ce n’était pas l’horreur qu’on a dite, penser que les nazis n’étaient pas forcément des monstres, justifiant ainsi a posteriori un passé de collaboration.
Mais pourquoi cependant tant de critiques l’ont défendu? Pourquoi tout un milieu intellectuel s’est lancé dans la louange, sauf pour certains à en contester l’historicité, pourquoi donc ? Serait-ce que tout un milieu littéraire finirait par s’habituer à ce qu’il y ait chaque année un livre gravement scandaleux dont on parle une saison en quasi exclusivité ?
Parce qu’ils l’ont lu, me répondra-t-on !
Donc retour au début, s’ils l’ont lu cela veut dire qu’à la différence de ceux qui ne le liront pas, ils se sont bourrés la tête des confessions imaginées d’un salopard de bourreau.
Il y a peut être à reconnaître le droit de refuser de lire ça, un droit à ne pas vouloir s’embrouiller la tête de ces abominations. Et aussi un droit d’écrire qu’on ne lira pas ce livre au titre trop bienveillant.

Cf: "Pas de bienveillance pour les Bienveillantes" par Victor Cherre in lettreaulecteur.com


12/12/2006 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m.a j.  07/12/2007

 
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