LETTRE AU LECTEUR 28
Lire ou ne pas lire un livre trop bienveillant? //
(1ère parution in Le Blog Logue de JPC aux éditions CompAct, décembre 2006)
Je voulais parler de cette grande qualité de la langue espagnole dont
toutes les lettres se prononcent, et puis du problème croissant que
pose la contraction qui s’opère en français parlé mais pas dans
l’écrit, contrairement à l’anglais…
Cependant je suis trop perturbé par cette question qui relève de
l’honnêteté et/ou de la rigueur intellectuelle : Peut-on parler
d’un livre que l’on n’a pas lu ? Quand bien même il s’agit du
roman -intitulé « Les Bienveillantes »- qui se vend
comme des petits pains, sans que l’on puisse être sûr qu’il soit lu
comme un roman.
Autrement dit : Est-il possible de se prononcer sur un livre qu’on
ne veut pas lire ? Sans doute ce n’est pas possible
intellectuellement, sans doute faudrait-il se taire ou alors se forcer
à le lire…
Sauf peut-être si l’on refuse de s’engager dans la lecture d’un livre
qui imposerait de se mettre dans la tête les confessions imaginées d’un
bourreau.
Donc, tandis qu’on s’échine à traquer la moindre piste d’intelligence,
de se trouver obligé de suivre pas à pas les comportements d’une
ordure. D’être attentif aux sentiments de cette brute, de se glisser
virtuellement dans son cerveau par l’entremise d’un auteur très
documenté. Et finalement de devoir s’identifier, puisque la lecture
d’un roman l’implique, à un personnage détestable et cela pendant des
jours de lecture de neuf cents longues pages en l’occurrence.
On peut aussi refuser cette lecture parce qu’il ne s’agit pas de
confessions authentiques, en effet ce ne sont pas des correspondances
ou des notes qui, toutes affreuses qu’elles aient été, auraient au
moins présenté un intérêt de preuve historique.
L’auteur prétend qu’il n’y a pas de paroles vraies du bourreau. On
croit pouvoir affirmer que plus de soixante ans après les événements en
cause, l’homme du 21e siècle qui imagine ces confessions est incapable
de se représenter avec vérité ce qu’était la « mentalité » de
l’époque autant qu’il n’est pas en mesure de l’appréhender dans sa
réalité. Il y a ainsi la quasi certitude d’une démarche d’anachronisme
autant que d’édulcoration.
On peut encore justifier sa révolte contre ce livre en raison de son
titre choisi avant l’écriture du livre en référence à la mythologie
grecque. Révoltant parce qu’il sonne complaisamment la bienveillance
par rapport au sujet, renvoie faussement à l’image de l’ange gardien
des enfants d’une autre époque, celui qui veille et protège…
Un titre du coup trompeur puisqu’il introduit, comme toute la planète
France le sait, aux confessions fictives d’un officier nazi, genre de
personne guère bienveillante d’après ce que l’on sait. Un titre qui
ménerait sans s’en rendre compte à comprendre les bourreaux, ce qui
constitue une raison suffisante pour refuser de lire le livre.
On peut alors oui revendiquer de se tenir à l’écart de ce petit
événement éditorial qui pourrait se révéler être un événement
cactaclystique pour l’édition (ne dit-on pas que plus rien ne se vend à
part ce livre), en ce qu’avoir acheté un gros livre si médiatisé
donnerait l’impression d’avoir lu pour l’année.
Surtout, ce livre semble profiter sans gêne aucune d’une tension
douloureuse présente dans le pays de la langue dans laquelle il a été
écrit…
Entre d’un côté, une focalisation sur l’entreprise nazie
d’extermination des Juifs d’Europe comme point central de l’Histoire
qui donc s’arrêterait à ce mi 20e siècle.
Et de l’autre, une résurgence toujours possible des vieux démons du
vichysme dont les tenants les plus révisionnistes voudraient faire
croire que l’occupation allemande n’était pas si terrible, à
l’exception de quelques exactions. En tout cas ne demanderaient
que ça, faire croire que ce n’était pas l’horreur qu’on a dite, penser
que les nazis n’étaient pas forcément des monstres, justifiant ainsi a
posteriori un passé de collaboration.
Mais pourquoi cependant tant de critiques l’ont défendu? Pourquoi tout
un milieu intellectuel s’est lancé dans la louange, sauf pour certains
à en contester l’historicité, pourquoi donc ? Serait-ce que tout
un milieu littéraire finirait par s’habituer à ce qu’il y ait chaque
année un livre gravement scandaleux dont on parle une saison en quasi
exclusivité ?
Parce qu’ils l’ont lu, me répondra-t-on !
Donc retour au début, s’ils l’ont lu cela veut dire qu’à la différence
de ceux qui ne le liront pas, ils se sont bourrés la tête des
confessions imaginées d’un salopard de bourreau.
Il y a peut être à reconnaître le droit de refuser de lire ça, un droit
à ne pas vouloir s’embrouiller la tête de ces abominations. Et aussi un
droit d’écrire qu’on ne lira pas ce livre au titre trop bienveillant.
Cf: "Pas de bienveillance pour les Bienveillantes" par Victor Cherre in lettreaulecteur.com
12/12/2006 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m.a j. 07/12/2007
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