Pour comprendre cette régression dans laquelle
nous avons plongé, on doit, par exemple, se représenter
que, au début des années 1980, seul le chef du Front
national osait déclamer qu'une petite gifle n'avait jamais fait
de mal à un enfant. Or, ces dernières années,
même des intellectuels libéraux (progressistes et
tolérants) se sont ralliés à la formule.
Désormais, il est courant d'entendre que le monde est devenu
fou ou bien qu'il est à l'envers, sens dessus dessous.
Sûrement parce qu'il a beaucoup changé et qu'il change de
plus en plus vite. Il se trouve que c'est une thématique du
Front national, commune d'ailleurs à tous les intégristes
et fondamentalistes de la Terre. Oui, mais durant l'élection
présidentielle, le Pôle républicain a
également développé cette idée du monde
devenu fou. Et le dernier slogan de campagne du plus jeune candidat
trotskiste était : "Un monde à l'envers, il faut le remettre à l'endroit." Ces
assertions traduisent en réalité une
incompréhension radicale de notre société qui, en
se transformant, construit d'autres repères que ceux en effet
perdus.
Au lieu donc de voir que cette société se modifie vers
d'autres fonctionnements, tout un pan de notre élite
intellectuelle et politique perçoit un recul dans chaque
transformation du monde, d'où la revendication toujours plus
partagée de "retrouver". Là encore, on croise le Front national dont le chef avait pour slogan "La France retrouvée", au second tour de la présidentielle.
Mais retrouver quoi ? Des relations plus
hiérarchisées, un pouvoir plus autoritaire, une
société plus étriquée ? La France des
guerres coloniales, du travail massif à la chaîne, de
l'éducation réservée à une minorité,
de l'information contrôlée ?
Une autre affirmation régressive est que ce monde où "tout fout le camp" serait
en décadence, légitimant ainsi la nécessité
de revenir à un état antérieur pour retrouver un
monde qui ne l'était pas. Il est désolant de noter qu'un
mot aussi chargé que "dégénérescence", familier
du discours du Front national, fait aussi partie de la langue du
philosophe Jean Baudrillard, entre autres, qui le décline avec
celui de "déliquescence" pour qualifier l'évolution en cours.
Parce que des valeurs ont disparu, un large courant de pensée
en conclut que le monde se désagrège. Même Jack
Lang, dont on reconnaît volontiers le travail de transformation,
a pu user de cette phrase : "Dans une société qui se délite...", pour
étayer son idée que l'école doit être un
lieu de résistance culturelle. Or parler de résistance,
c'est indiquer que l'on entrevoit beaucoup de mauvaises choses dans
tout ce qui advient et va advenir. Sinon, pourquoi ne pas parler
simplement de lieu fondamental de formation, intellectuelle et
culturelle, sachant que l'école n-est plus le seul, qu'il faut
compter avec Internet et la télévision ?
Si la société se délite, elle le fait par
rapport à certaines valeurs du passé (l'honneur, la
cause, l'ethnocentrisme et le patriotisme national, l'ordre collectif,
la charité, le patriarcat, la primauté de l'ancien...),
mais pas par rapport à des valeurs naissantes dont l'exigence
n'est pas moindre : l'éducation justement, l'intelligence,
la parité hommes-femmes, la santé, le bonheur,
l'échange, la solidarité, le multiculturel, la
tolérance, oui.
Et l'intégrité des corps. Les agressions sexuelles, du
harcèlement au viol, n'étaient souvent traitées
que par des ricanements, en particulier quand la police était un
monde exclusivement masculin.
S'indigner qu'il y ait des exclus et vouloir qu'il n'y en ait plus
implique de savoir que les sociétés antérieures
n'étaient en rien culpabilisées de laisser une bonne
majorité de la population sur le bord de la route de
l'éducation, de la santé, je n'ose pas dire de la vie
heureuse et épanouie.
Se libérer de la régression, c'est se rendre compte
que la transformation du monde est si grande qu'on finit par croire que
tout est nouveau, même la violence, la bêtise ou les
inégalités. C'est aussi se rendre compte que nous voyons
maintenant le monde nu et cru dans la transparence qu'apportent les
images et les informations.
S-il faut résister à quelque chose, c'est à tant de phrases imbéciles : "Maintenant
les jeunes ne respectent plus rien... maintenant les gens font
n'importe quoi... il y a de moins en moins... il n'y a même
plus...", etc.
Là ou il faudrait résister, encore, ce serait pour ne
jamais en revenir aux châtiments corporels. Et, au contraire,
pour en venir à respecter les enfants comme des personnes si
l'on veut être respecté. Ce serait pour choisir toujours
plus de protection contre toutes les oppressions, toujours davantage de
communication et d'intelligence, d'éducation et de culture.
Une société qui a substitué l'éducation
généralisée au service militaire obligatoire, qui
offre la santé à tous, propose la formation à tout
âge de la vie n'est pas en décadence. Un monde qui,
aujourd'hui, permet à sa jeunesse un accès au savoir,
à l'information et à la communication interindividuelle
d'une ampleur que jamais aucune génération
antérieure n'a pu connaître n'est pas un monde en
dégénérescence. L'extrême difficulté
est de continuer, non de revenir en arrière. Ce qu'il faut
intégrer, c'est la nécessité qui se fait jour
constamment de la poursuivre, cette transformation, et non de lutter
contre. Ce mouvement qui nous a conduits progressivement vers la vision
régressive, il est temps de l'arrêter.
Jean-Pierre Ceton est écrivain.