EST-CE bien le moment d'en parler, en pleine période
de crise ? Le moment ou pas, c'est le moment parce qu'il y a urgence. Un
séjour sur un autre continent m'a révélé à
quel point la langue française est en réel danger de régionalisation,
voire de latinisation.
Bien sûr, la prédominance croissante
de l'anglais comme vecteur international de communication pourrait expliquer
cette mise à l'écart apparemment implacable du français.
Cependant, l'explication n'est pas suffisante, car notre langue bénéficie
d'un grand prestige et le désir de l'apprendre est fort même
s'il ne se concrétise pas.
Ainsi, l'on découvre que beaucoup de ceux qui
ne pratiquent pas le français en expriment du regret, mais aussi une
forme de dépit. Comme s'ils lui reprochaient d'être inutilement
compliqué et plus précisément d'être devenu une
langue un peu vieillotte.
En 1990, un membre du Conseil de la langue française
qui travaillait sur une réforme de l'orthographe avait pu dire : «
Cela fera plaisir aux enfants et aux étrangers. » Justement,
on devrait accepter l'idée que la langue est destinée à
être utilisée par les enfants qui deviendront grands, et par
les étrangers qui feront que la langue continuera d'exister dans le
monde.
Il faudrait y ajouter les parents qui vivent cette
entreprise extraordinaire qu'est l'apprentissage de la langue par leurs enfants.
Car ils doivent souvent les contrarier afin de leur inculquer des formes parfois
bizarres (un masculin qui se termine par un « e »), anachroniques
(lettres qui ne se prononcent pas) ou très compliquées (les
multiples et incertaines exceptions à la règle).
Les étrangers qui apprennent notre langue sont
majoritairement des étudiants qui, tout comme les enfants de France,
s'imprègnent de logiques qui désormais gouvernent notre vie.
Or de nombreuses règles du français,
d'orthographe notamment, relèvent d'une logique tout à fait
antérieure aux logiques modernes d'information. Par exemple, l'accord
des noms composés. Dans une logique contemporaine, la règle
serait d'accorder ou non en fin de locution selon qu'il s'agit d'un pluriel
ou d'un singulier. Ce qui donnerait : « un sèche-cheveu, des
sèche-cheveux », pour désigner cet objet si usuel qu'il
nous arrive de le posséder en double : un modèle ancien qui
marche encore et un tout récent qui vous décoiffe comme à
la pointe du Raz. Oui, mais en français classique, « un »
sèche-cheveux s'écrit comme au pluriel, sous prétexte
qu'il est impossible de sécher un cheveu seulement.
Très objectivement, on ne voit pas pourquoi
on ne dirait pas des « journals » ou des « animals »
comme les enfants le font spontanément.
Parce que la logique est intacte
De même on doit écrire des après-midi,
et les sans-abri (qui pourtant sont nombreux). Tout comme il faut écrire
au singulier « quelque » accolé à temps (mot cependant
toujours affublé d'un « s »), alors même qu'en un
siècle le concept de temps s'est « divisé » jusqu'au
milliardième de seconde. Et l'on persiste à écrire «
allô! » avec un circonflexe alors que la manière sonore
de le prononcer a évolué radicalement depuis cinquante ans
de téléphone. Et encore « chariot », mais «
charrette » ; « asseoir » et « voir » ; «
dissous » mais « dissoute » ; « bateau » et
« château », etc.
C'est incompréhensible pour un enfant ou un
étranger et même pour un citoyen français qui ressent
combien tous ces illogismes contrarient les nombreuses ambitions de sa langue
: parler, écrire, communiquer, transmettre de l'information, comprendre
et se comprendre.
Un gel de la langue dans des règles anciennes
présente le risque d'une séparation progressive de l'écrit
et de la langue orale. A l'exemple de l'utilisation de l'imparfait du subjonctif,
répandue dans les écrits « savants », quasi impossible
dans la conversation usuelle, sauf à en rire.
Ce gel présente maintenant le risque d'une
séparation complète de l'écrit des livres avec celui
du nouveau support qu'est le réseau Internet. Encore peu utilisé
en France, dit-on, ce qui signifie notamment qu'il est peu développé
en langue française. Le français qui s'y pratique est un écrit
rapide et un peu sauvage, souvent mâtiné d'anglais. Sa préoccupation
est de communiquer, sûrement pas de jouer avec la subtilité
grammaticale. Pour beaucoup d'utilisateurs, c'est devenu un lieu familier
d'écriture et, pour certains, le seul.
Cet écrit qui doit résister à
l'anglais, en réalité être rapide et signifiant, se libérera
de plus en plus des règles de l'écrit traditionnel. Conséquence
: à terme, ou ce ne sera plus tout à fait du français,
ou celui des livres ne sera plus une langue vivante. Dans la pire des hypothèses,
le français deviendrait une langue qu'on utiliserait « entre
nous » tandis que généralement on se servirait de cette
langue internationale construite de façon plus ou moins logique à
partir de l'américain.
Alors que faire ? D'abord se réconcilier avec
soi-même. Il y a déjà eu beaucoup de réformes
de la langue. Du XVIe siècle où l'on invente la règle
de l'accord du participe passé avec le verbe avoir, à 1740
où l'on modifie la graphie d'un mot sur quatre, et puis deux ou trois
fois par siècle, jusqu'à ces tentatives de 1975 et 1990 finalement
non suivies d'effet.
Très objectivement, on ne voit pas pourquoi
on ne dirait pas des « journals » ou des « animals »
comme les enfants le font spontanément. Parce que la logique est intacte.
Ce type de liberté ou de simplification nous choque, comme si la langue
était « table de la Loi ». Seulement voilà, depuis
des siècles et surtout depuis trois décennies, on n'arrête
pas de changer les lois et d'en inventer de nouvelles.
D'ailleurs, beaucoup de formes qui nous paraissent
venir des origines n'ont pas toujours existé ; certaines mêmes
sont récentes. Il suffit de consulter les textes anciens pour s'apercevoir
qu'on écrivait ou accordait différemment, qu'il n'y avait pas
tant d'accents circonflexes, ou encore que les graves ont pu devenir aigus.
Il faudrait essentiellement tolérer des variations
des formes qui nous paraissent absolues pour cette seule raison qu'elles nous
sont familières. En quoi serait-il gênant que cohabitent «
nénufar » et « nénuphar », « ognon
» et « oignon », « assoir » et « asseoir
», « journals » et « journaux », etc.
Il faudrait ensuite privilégier l'usage, de
sorte que puissent surgir des formes inventives qui font qu'une langue est
capable de formuler du sens avec ingéniosité. En somme que
la langue continue de vivre et de se développer parce que c'est le
seul moyen de la faire exister sur la scène internationale.
En tout cas, l'enjeu est vaste : rien de moins que
sauver l'intelligence profonde du français, au lieu de « s'entêter
» à défendre des formes rendues désuètes
par les modifications de la vie. C'est sûrement le moment d'en parler
: si la crise n'est pas seulement celle du chômage ou de l'emploi,
elle est une crise générale de manque de mots et de formes
pour dire et comprendre ce que nous vivons. En fait, il faut libérer
notre langue.