LES intellectuels européens, lit-on, prennent
peu position sur la guerre du Kosovo. Comment se prononcer, en effet, à
moins de s'en remettre à « sa » conviction profonde, qui
se révèle de bien mauvais secours ? D'où un malaise
dans la pensée qu'activent des prises de position tranchées.
Car beaucoup d'arguments peuvent se retourner au profit d'une autre conviction
profonde, par exemple lorsque sont comparées les méthodes
soit de l'OTAN, soit des Serbes à celles des nazis. Ou bien les arguments
sont peu crédibles. Ainsi la thèse de la manipulation de l'opinion
par la presse française (où chacun a pu trouver toutes opinions,
y compris celles des Serbes). Ou bien encore, la question est carrément
écartée : « S'il fallait déclencher une guerre
partout où sont bafoués les droits de l'homme... », écrivait
récemment Jean Clair (page Débats du Monde du 21 mai). Et
comment comprendre le philosophe Jean Baudrillard, qui persiste a développer
sa théorie (ça crève les yeux, dit-il) selon laquelle
le régimeserbe ferait le sale boulot voulu par les Occidentaux :
préserver une Europe « blanche », théorie que,
déjà, il étayait, en 1994, en affirmant qu'on n'interviendrait
jamais véritablement contre les Serbes ?
Et comment expliquer que l'intellectuel Régis
Debray se laisse aller, par exemple, à dénoncer la destruction
par l'OTAN de trois cents écoles alors qu'il n'a personnellement
constaté « que » le soufflage de vitres dans trois établissements
scolaires ?
Au fond, pourquoi tant d'arguments, censés dénoncer
des intentions inavouées ou faire apparaître les « vraies
» raisons, servent-ils en réalité à justifier
des convictions partisanes, en l'occurrence antiaméricaines, hostiles
à l'Europe supranationale, voire à la modernité ?
On se dit qu'il doit y avoir un ressort mental de gestion
de ces convictions qui, en lieu et place d'une fonction de pensée,
pousse à soutenir telle thèse ou tel camp, comme on «
supporte » spontanément tel joueur ou telle équipe dans
une compétition sportive. Ainsi, les partages se font, pour ou contre,
certains souhaitant l'effondrement du régime serbe, tandis que d'autres
espèrent une catastrophe pour l'OTAN.
Il faudrait décrypter, mettre en cause et rejeter
de toute notre intelligence la culture de mort
Malaise aussi dans la pensée devant la légèreté
des jugements portés sur le processus diplomatique (on a mal négocié)
ou sur la stratégie militaire (il fallait envoyer des hommes au sol
dès le début). Devant la facilité avec laquelle certains
crient à la barbarie de l'intervention militaire après avoir
tant clamé la lâcheté de la non- intervention. Malaise
devant la soudaineté de l'abandon du pacifisme ou, au contraire, du
repli non- interventionniste, tandis que les chefs de guerre se trouvent
être d'anciens pacifistes (Clinton, Solana...).
Depuis le début des bombardements aériens,
on se sent sous une chape de plomb ; on aurait préféré
qu'ils ne débutent jamais. Chaque matin, on redoute de nouvelles bavures
autant que l'on craint l'annonce d'autres « exactions ». Chaque
soir, on espère la fin de cette guerre survenue à un moment
où l'on commençait d'entrevoir la possibilité que les
conflits se résorbent autrement que par la guerre.
Alors, on remonte dans le temps. Que le régime
serbe n'a-t-il joué la négociation et fait appel aux instances
internationales pour défendre ses minorités, au lieu d'envoyer
troupes et canons comme en 1914 ? Que n'a-t-il choisi la discussion et l'échange
au lieu de soutenir dans le plus grand cynisme le pilonnage de Sarajevo ou
les exécutions collectives ? Que n'a-t-il transformé le Kosovo,
terre sacrée des ancêtres, en un pays de développement,
de culture et de paix, au lieu d'en supprimer autoritairement le statut d'autonomie,
optant ainsi pour la force, la haine et, finalement, l'expulsion d'une majorité
de ses habitants ?
On se sent sous une chape de plomb parce que les frappes
aériennes relèvent d'une stratégie, finalement imposée
par l'adversaire, qui est une stratégie de la claque, puis du cassage
de gueule, en train de glisser vers la mise à mort. Et l'on aurait
préféré que l'Occident en reste à sa stratégie
de la négociation. A une stratégie de civilisation. On imagine
cependant sous quelle chape de ciment nous serions si les exactions s'étaient
poursuivies sans intervention, et maintenant si les forces serbes reprenaient
leurs (ex)actions après cessation des bombardements.
Alors, il faut encore revenir à l'Histoire,
pour en conclure que ça recommence. Pas à Sarajevo 1914. Non,
aux conduites millénaires des troupes d'occupation, avec déplacements
de populations, viols, pillages et autres « exactions » qui
se sont toujours pratiqués au fil des siècles, souvent même
au nom des plus grands principes.
Il se trouve que cela désormais se sait, et
que ce n'est plus supportable comme ordinaire des conflits. Non, chasser
les habitants de leur maison, séparer les hommes d'un côté
et femmes et enfants de l'autre, incendier les maisons, violer les femmes,
liquider une partie des hommes, finalement expulser ce qu'il reste de cette
population après l'avoir privée de tout, papiers et argent
: cela ne se fait plus ; je veux dire : cela ne doit plus se faire. Il faut
le dire à ceux qui exercent ces « pouvoirs » que cela
ne se fait plus.
Personne ne le veut plus. Ni les peuples, ni même
les populations qui sympathisent avec des mouvements nationalistes (Irlandais,
Basques, Corses par exemple) ne veulent plus la violence des armes. Pas
plus le peuple serbe que les autres.
Mais où donc situer la source de ces cruautés
communes à toute l'Histoire ? Dans la certitude d'avoir le bon droit,
d'avoir raison, et donc de pouvoir user de tous moyens pour défendre
sa cause forcément juste. Mais d'où cela vient-il, sinon de
ce que l'on doit nommer l'idéologie de la terre, qui ne peut être
que celle de « ses » ancêtres, et l'idéologie du
sang qu'on ne doit pas mélanger, celle de la race qu'il faudrait
conserver pure, de la religion qui serait supérieure à celle
des voisins, etc. ?
Vieux principes selon lesquels on peut aller bouter
ou déloger voisin ou étranger, imposer sa religion ou ses
lois, bien sûr tout cela par la force, sans discuter ni négocier,
donc sans entendre l'autre. Bref, être précisément à
l'opposé de toute attitude de communication. Cette communication,
si décriée dans les phrases toutes faites, qui pourtant gomme
les conflits et réduit les frontières dès qu'elle s'installe.
Ce qui a toujours été de mode aussi et
ne devrait plus l'être, c'est le fameux entêtement à ne
pas céder, jusqu'au bout, plutôt la mort et plus encore si
c'était possible.
L'entêtement serbe, sans nul doute valeureux
dans la résistance aux nazis, ne relève plus du chevaleresque
mais de l'entêtement borné. Tout le monde sait combien le
« ne pas céder », érigé en fierté
collective, conduit en général, comme dans la vie privée,
aux pires catastrophes.
Malaise dans la pensée, donc, sauf à
décrypter, mettre en cause et rejeter de toute notre intelligence
la culture de mort.