Enad Limoges
Agence Nicolas Michelin associés
La découverte du nouveau bâtiment de l’Ecole nationale des arts décoratifs à Limoges surprend tant son apparence est discrète. Manifestement les architectes Finn Geipel et Nicolas Michelin n'ont pas principalement voulu faire du "beau". Leur bonheur serait plutôt que l'impression de beauté provienne de l'entièreté du bâtiment et non de quelques artifices de décoration.
Ce n'est d'ailleurs pas qui il ne le soit pas, beau. En un premier temps, comme il arrive avec une réalisation nouvelle, la question ne se pose pas. Sauf à la juger laide, sans le penser.
En portant un regard sur les différentes constructions tout autour, par comparaison en somme, on pourra se dire que ce bâtiment n'est pas laid. En le quittant, puis y revenant, après avoir traversé le campus par exemple, on éprouvera instinctivement une sensation de beauté.
La première impression est en effet de l'ordre du "dérangement". Côté voie express, la façade parait si simple, comme habillée stricte pour un film en noir et blanc.
Or les données de la construction -l’école est incrustée. dans le dénivelé du terrain- ne suffisent pas à expliquer cette impression qui est renforcée dès les premiers coups d'œil à l'intérieur.
Voici le volume de l'amphithéâtre, un monolithe composé de murs obliques de béton, emboîté en un rapport d'harmonie dissymétrique dans l'ensemble parallèlipédique.
Et si le trouble se confirme, c'est bien que cette architecture n'avait pas existé auparavant, qu'il n'en existait pas de comme ça.
Je ne veux pas dire que tout est par principe novateur. Le projet qui s'inscrit dans une démarche contemporaine, intègre assurément bon nombre de tendances modernes, par exemple dans le choix des matériaux et la préférence à la dématérialisation.
Mais, plus que par un parti pris radical dans telles ou telles données de forme, c'est dans la composition de ces éléments modernes que la réalisation se révèle singulière.
La structure est mise à nu et les matériaux -béton, métal. verre et bois- sont souvent bruts, aussi bien aux sols qu'aux murs, donc ni habillés ni cachés, tout comme les commutateurs ou arrivées d'énergie. Bien sûr il n'y a pas de faux plafonds, c'est à dire pas de plafonds du tout, ou alors ils sont vrais.
C'est la légèreté apparente de la structure -en fait la plus grande densité des matériaux- qui produit d'abord l'impression de dématérialisation. Davantage que la présence du verre, cependant très grande, qui permet paradoxalement de nettement séparer intérieur et extérieur en multipliant les possibilités de passer de l'un à l'autre. Notamment grâce à ces grandes portes industrielles donnant, façade ouest, sur le coteau boisé du campus.
Toutefois ce sont les espaces de circulation qui créent surtout le sentiment de dématérialisation de la construction.
S'agit-il en réalité de circulations ou bien de perspectives? A certains endroits, on se trouve étonné d'être au croisement de plusieurs axes de traversée aboutissant sur le vert de la végétation extérieure. En tout cas, d'utiles, ces circulations deviennent visuelles. Sauf qu'elles ne remplissent sûrement pas une fonction de "voir" comme dans la symbolique de surveillance du professeur Michel Foucault.
Bien au contraire, ces perspectives de circulation fabriquent de l'espace, en le trouant, l'aérant et l'allégeant, sans pour autant dévoi1er précisément les attributions des différentes parties du bâtiment.
La découverte de cet espace pose joliment la question de savoir que faire ? Parce que le bâtiment classique lui, intime, ordonne et impose ses propres codes. On peut facilement y trouver les bureaux de direction en position de pouvoir, les cuisines au sous-sol, les archives dans les combles etc. Donc décider de ce que l'on doit faire de son corps n'est pas pertinent. Les déplacements sont codés et réglementés, c'était comme ça, il fallait s'y faire disait la chanson, d'ailleurs tu feras comme tes collègues, rajoutait-on.
Ici, au contraire, la question se complexifie à mesure que vous y pénétrez. En exagérant. vous avez à vous demander ce que vous allez faire de vous et comment vous allez vous y comporter. Bref, comment vous y prendre pour continuer d'être vivant.
A cet égard on se prend à noter 1'innocence de l'architecte, en l'occurrence de son pouvoir. La création d'un espace nouveau pourrait en effet avoir pour conséquence (ou pour fonction?) de faire exploser, à proprement parler, la névrose sociale.
Puisqu'à la limite vous devez vous demander comment votre corps va marcher, se conduire ici et là, votre corps tout entier se mouvoir autant que se poser, se déplacer et exister...
S'illustre là une donnée singulière à notre modernité -elle qui en ce moment ne s'aime guère moderne- à savoir la montée en puissance de l'individu.
Une donnée que l'on peut constater à travers l'accroissement considérable de la valeur accordée à la vie de l'individu (bien que cette notion varie encore en fonction de la pression religieuse, puisqu'alors pèse la certitude du paradis). Et aussi à travers l'amenuisement des hiérarchies ou le développement constant de l'importance des individus par rapport aux pouvoirs, lointains ou locaux.
Car s'interroger sur les choix d'architecture de cette nouvelle école, renvoie nécessairement à la question de savoir pourquoi la précédente avait été construite.
Elle l'avait été en annexe d'une fabrique pour fournir celle-ci en personnel. Et la construction était forcément conçue pour que les hommes soient formés efficacement à cette fin. Sûrement pas pour que ces petits se sentent bien ou qu'ils s'épanouissent, et puis quoi encore, aurait-on dit?
Il me semble que dans ce nouveau bâtiment est pris en compte majoritairement le fait que la personne de l'étudiant soit en mesure de développer ses connaissances et ses capacités potentielles. Et ne subisse pas la pression de contraintes fortes dont on disait jadis qu'elles formaient le caractère.
On sort alors de l'idéologie de la formation des hommes au profit de la transformation des humains.
Donc on s'éloigne de l'idéologie privilégiant le "collectif". Et par conséquent de la problématique des "casernes" dans l'organisation de l'espace.
Ainsi la grande hauteur des "pools", par exemple, bien que très peu utilisable physiquement, et bien entendu les petites entités de réflexion que constituent les mezzanines, espaces à personne, paraissent correspondre à la demande d'espace toujours plus revendiqué par les individus.
Enfin. on se libère de l'idéologie du terrier. Depuis le fond des âges 1'homme a dû faire face à la peur. La voûte céleste et l'extérieur ne l'ont jamais rassuré. Pour s'en protéger, il s'est donné des codes de fermeture, matérielle et mentale.
Voyez comme les édifices anciens, institutions publiques ou religieuses, sont tous fermés de grandes enceintes de murs et de hautes portes lourdes de bois plein.
Voyez comme les accès sur l'extérieur y sont réduits au minimum: une entrée principale, souvent nommée "d'honneur", et une ou deux entrées dites de service ou réservées aux usagers.
En revanche ici tout ou presque semble pouvoir s'ouvrir, les vitres visionnent le dehors et de nombreuses portes donnent accès à l'extérieur (ou à l'intérieur, c'est selon!). Le choix de la "boîte" est affirmé par les architectes comme une protection "minimale et nécessaire" aux activités internes. Effectivement l'espace intérieur qui parait comme installé dans l'extérieur, n'en a jamais été aussi peu protégé, en tout cas il cesse d'en donner une représentation d'hostilité. Et la lumière naturelle, sans ensoleillement direct (système de brises--soleil), apporte à cet intérieur une douceur mate.
Un tel espace appelle à l'intégration du nouveau par notre corps, en conséquence par nos structures mentales. C'est à dire par la somme de nos convictions, de nos habitudes, disons de nos inscriptions de formation. Si bien inscrites ces inscriptions, qu'il y manque souvent celle de la modification.
Les architectes insistent beaucoup sur l'adaptabilité du bâtiment aux changements, voire sur l'interchangeabilité et la transformation des lieux (cloisons mobiles, installations sur roues). "Lieu des activités à inventer", c'est pour eux formuler que ce lieu autorise "des réinterprétations systématiques".
Alors architecture sobre, ou plutôt discrète?
Sans doute, mais plus encore architecture ouverte à découvrir le
travail nouveau de l'humain.
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