Intervention au Colloque international "Le cinéma de Marguerite Duras: l'autre scène du littéraire?",
UQAM, Montréal, Québec, 6-7-8/09/2012
(extrait, paru 2015)
Je n’imaginais pas être jamais remis sur le chemin de Marguerite Duras, quand en 2010, sur une proposition improbable, j’ai été conduit à mettre en scène des lectures des Entretiens que j’avais réalisés pour France Culture en 1980. Au fond je n’imaginais plus l'être, à nouveau sur son chemin, après La Fiction d'Emmedée, roman dont elle est clairement le personnage principal, écrit avant sa mort, en 1995/96, mais publié l’année suivante, en janvier 1997.
La dernière fois que je l’avais
vue, c’était à l’occasion d’une rétrospective de ses films à
la Cinémathèque française de Chaillot, en 1992. Il y avait
quelques années qu’on ne s’était plus parlé, en fait depuis
qu’elle avait été gravement malade, –
cela reste
incroyable de se représenter qu’elle était restée dans le coma
pendant plusieurs mois. Je n’osais trop la déranger à cette
réception où elle était très entourée. À
un moment, elle a souhaité qu’on se parle, elle voulait me dire
qu’il fallait qu’on écrive ce livre qu’on avait dit qu’on
ferait ensemble, « un livre érotique ».
Sans doute, faisait-elle référence aux conversations que nous avions eues à propos de L'Homme assis dans le couloir. Avec le recul, je crois surtout qu’elle faisait référence à ce qu’elle m’avait dit peu après la première diffusion des Entretiens sur France Culture. Lors d’une visite rue Saint-Benoît, j’avais découvert avec étonnement qu’elle était en train de retranscrire des passages des copies cassette de l’émission que Radio France lui avait envoyées. « Il faut qu’on en fasse quelque chose, m’avait-elle dit, il faut qu’on fasse quelque chose avec ça ». Bien sûr, elle avait pour pratique de décliner ce qu’elle entreprenait, d’un livre elle avait fait une émission de radio puis un film (India Song), etc.
En l’occurrence, après un ou
deux échanges de courrier où j’avais ajouté des questions et,
elle, des réponses, le projet s’était arrêté. Il est vrai
qu’ensuite MD avait été très occupée par l’écriture de
L’Amant,
et puis par son « succès mondial » comme elle disait.
Peut-être que cette proposition d’écrire un livre ensemble m’a poussé vers un livre qu’inévitablement j’allais écrire à partir de notre belle relation d’amitié. Ou bien, c’est ce qui m’a renforcé dans l’idée de le faire un jour. Cependant je n’ai pu l’écrire que lorsque j’ai trouvé ce prénom d’allure un peu ancienne : Emmedée, entre Edmonde et Aimée, pour transcrire les initiales MD. Car je n’aurais pas pu écrire « sur elle » en la nommant directement Marguerite. Ou Duras. Je ne voulais pas la mettre à contribution ni l’impliquer avec son nom, je ne pouvais que passer par la fiction. Ne serait-ce que parce qu’elle était d’évidence le plus grand personnage de fiction que j’avais jamais rencontré:
C'est à dire qu'elle était tellement capable de développer de la fiction qu’il suffisait de la mettre en piste, elle, Emmedée, pour que le romanesque s’installe1.
Toutefois, en me lançant dans l’écriture d’un roman sur MD, j’avais une autre ambition, celle de partir à la recherche de « sa » fiction. Ce pourquoi j’ai retenu ce titre : La Fiction d’Emmedée.
« Le livre est bien, mais le titre ! » s’était exclamée une critique à sa sortie. L’éditeur, lui, n’y avait rien trouvé à redire, ce qu’il voulait c’était un bandeau, et il y en a eu un en effet (« Mes années Duras ») sur lequel étaient répliqués, en petites lettres, mon nom et le titre du livre. Sauf qu’une erreur s’était glissée, le titre imprimé sur le bandeau était devenu « Le roman d’Emmedée ». J’ai vite compris qu’en réalité les gens de la fabrication trouvaient que c’était pareil, et même que « roman » c’était mieux. Pour moi, non.
En effet, « le roman d’Emmedée », ç’aurait été quoi ? Précisément Un barrage contre le pacifique ou bien L’Amant ? Cela ne correspondait pas à mon projet qui était de cerner globalement sa fiction, la « fiction d’MD ». D’essayer de la comprendre, elle. De percevoir ce qui faisait qu’elle écrivait et produisait de la littérature. Étant entendu que je ne limite pas le sens de ce mot littérature à l’écrit du texte, mais qu’il comprend aussi bien le cinéma que le livre.
Qu’était donc ce moteur ? Cette énergie qui la poussait à l’écriture ? Qu’était sa fiction personnelle qui était à l’origine de sa littérature ? C’était ça que je voulais trouver en écrivant ce livre. Y suis-je parvenu ? Certainement non, la part la plus personnelle de l’auteur restant étrangère et fermée même au biographe le plus expert. J’espère juste m’en être approché parfois.
Voyons en exemple cet extrait :
Une après-midi on est allés au petit port du bac de Quillebeuf. Livia n’y était pas, je ne saurais dire pourquoi, donc nous sommes tous les trois, Emmedée, André et moi.
Emmedée est en plein délire de texte. Je veux dire que son écriture du moment l’emporte clairement sur la pauvreté de la réalité qui l’entoure.
Or nous nous trouvons presque dans son univers.
Le décor est très beau ici, ce fleuve, la rive, le bac qui va arriver. Une certaine mélancolie domine parce qu’à force de ponts, les bacs rappellent le passé.
C’est un endroit quasi désert, nous sommes seuls installés à la terrasse du bistrot qui fait face au débarcadère. […]
Emmedée appelle soudain André. Comme si elle avait été atteinte par la peur, elle lui demande s’il a fermé la voiture et d’aller le vérifier. C’est qu’elle vient d’apercevoir, descendant du bac, un groupe de cadres asiatiques, sans doute en visite d’affaires dans le pays.
Emmedée est sous emprise d’un texte qu’elle a construit depuis des jours ou des années peut-être et voici que s’y sont soudainement insérées des images. Des images que toutefois elle ne croyait pas avoir choisies tellement elles sont dans ce lieu vraiment improbables. […]
André s’est levé, est allé vers la voiture, entrant de ce fait dans le cadre de l’image il s’est approché du fleuve, marchant comme dans L’Homme atlantique, le film dans lequel il a joué avec Bulle.
Le groupe d’asiatiques s’était déjà éloigné, les images avaient disparu.
Puis André est revenu, après un détour vers le bac qui déjà repartait. Cela avait paru convenir à Emmedée2.
Ou cet autre :
À qui parlait-elle en me parlant, Emmedée ? Je me suis souvent posé la question. Et me la suis posée dès le tout début. [...] Beaucoup plus tard j’y repenserai avec la conviction qu’elle m’avait parlé, en fait oui, comme si j’avais été plusieurs personnages sûrement. Et progressivement comme à un personnage qui aurait réuni différents personnages de sa fiction globale et personnelle3.
J’avais également été replacé, en 2005, dans l’amitié de Marguerite Duras, le temps d’un texte à écrire pour le Duras des Cahiers de L’Herne (Marguerite Duras qui pleurait parfois pour écrire ses livres). Sauf que ç’avait été plutôt vivre quelques semaines de constante collision entre souvenirs de vie et souvenirs d’écrit, quitte à ne pas m’y retrouver. Par exemple, j’allais voir dans les textes, convaincu que j’allais y trouver ce que je pensais y trouver. Je ne le trouvais pas, ou pas tout à fait. Ç’avait été assez troublant.
Désormais je me réjouis de cet
agglomérat de souvenirs de vie et d’écrit, à quoi des textes se
mêlent à l’occasion. Et je suis heureux d’être sur son chemin
de cette manière, comme je l’ai été, heureux, de l’avoir
croisée en 1979 au Festival du jeune cinéma de Hyères-les-Palmiers,
dans le sud de la France.
Ce festival, censé promouvoir des premiers ou seconds films, comportait une section « Cinéma d’aujourd’hui » présentant des films plus ou moins commerciaux, en tout cas narratifs. Et une section « Cinéma différent », dirigée par Marcel Mazé, qui proposait des films indépendants, expérimentaux, marginaux, auto-produits. Or, c’était dans cette section-là qu’étaient montrés les films de Marguerite Duras qui pourtant n’en n’était plus à ses premiers films. Cette année-là, il s’agissait des Aurelia Steiner, Les Mains négatives, Césarée.
C’est Marcel Mazé qui m’a présenté à elle, à la sortie d’une séance où venait d’être projeté mon court-métrage Narcisso-métal. Elle m’a dit que c’était un film d’écrivain. Et certainement pas au sens un peu négatif que cette expression peut avoir dans le milieu du cinéma. Au contraire, que je fasse des films et que j’écrive a sans doute été fondateur de notre amitié. Ce qui reste étrange est que ce petit film ne comportait aucun texte, à part son titre.
Voici la trace écrite de ma rencontre avec elle :
Emmedée m’était apparue dès le premier regard comme quelqu’un de libre et fort, plus précisément aussi comme un personne altière et déterminée.
Fière par rapport à elle si l’on veut, cela doit s’appeler la dignité, une fois admis que la pudeur n’a rien à y voir. D’ailleurs elle me l’a souvent dit ensuite qu’elle, elle n’avait pas de pudeur. [...]
Je me suis trouvé assis en face d’elle. Oui bien sûr, j’écris, ai-je glissé quand elle m’a redit que mon court métrage « Narcisso-Métal » était un film d’écrivain.
Je crois qu’elle avait dit ça comme si je n’avais pas été concerné par l’affaire. Sauf qu’elle avait ajouté que je lui fasse parvenir un manuscrit, enfin si je voulais qu’elle le lise. [...]
Nous étions situés à une extrémité de table ou presque. Nous avons donc parlé facilement, je sais aussi que tout de suite nous avons beaucoup ri ensemble4.
... (à suivre)
1 Jean-Pierre Ceton, La Fiction d’Emmedée, Paris, Le Rocher, 1997, p. 10.
2 Ibid., p. 124-125.
3 Ibid., p. 17.
4 Ibid., p. 12-13.
6/12/2012 tous droits réservés / m.à j. 5/7/2013, à paraitre 2014