In Bulletin N°34 vol. 1, 2014, p 69, Société Internationale Marguerite Duras
En 1987, Leopoldina Pallotta della
Torre, journaliste italienne, parvient non sans difficultés à
rendre visite à Marguerite Duras, rue Saint Benoît. Elle prend des
notes de l’entretien qu'elle vient d'avoir avec elle, et puis
retourne la voir à plusieurs reprises.
L'histoire ne précise pas
les conditions dans lesquelles sont mémorisées les phrases de
Duras.
Le fait est que deux ans plus tard, elle publie, en italien
et en Italie, ces « propos de conversations, réorganisés et réordonnés par
la suite » (La passione sospesa, 1989).
Environ
vingt-cinq ans après, René de Ceccatty se met à la recherche de ce
livre devenu selon lui introuvable, en vue de le traduire. Ce sera
Annalisa Bertoni, universitaire « durassienne » qui lui
prêtera son exemplaire.
Cette
dernière regrette qu'il n'y ait pas eu de collaboration menée sur
les archives originelles de Pallotta qui fait état de « notes
manuscrites parfois retravaillées avec Duras et d'enregistrements
sonores ».
Qu'alors il aurait été préférable de publier
plutôt que de les re-traduire, comme l'écrit Annalisa Bertoni qui
ajoute : « c'est tout le problème du livre (de
Ceccaty)... Qu'est-ce que Duras avait dit en français ? Comment
est-ce que cela a été traduit en italien ? Et ensuite
retraduit en français ? »
On ne connaitra sans doute
jamais ce qu'avait dit précisément Duras en français. Mais à la
dernière question, la réponse est que dans la traduction de
Ceccatty, publiée en 2013, il ne se trouve aucune phrase
certainement exacte de Marguerite Duras. Même si on en reconnait
tant jusqu’à « éprouver une impression de déjà lu »
(Monique Pinthon).
Je reste interloqué par l'étonnante intention
(prétention) de Ceccaty de vouloir « restituer le ton de
Duras, tel qu'il est familier à ses lecteurs français... »
(?) Et aussi par celle de faire « réentendre sa voix ».
« Non,
écrit Christiane Blot-Labarrère, nous la réentendons seulement
rachâcher. Ce qui est à la fois triste et inutile.
Tristement inutile ».
Ajouter que le titre retenu dans
l'édition française reprenant celui de l’italienne, accrocheur en
termes d'édition, ne renvoie à rien de durassien. Ce qui n'est pas
vraiment une surprise, l'intention de Pallota n'étant pas de « faire
un livre d'entretiens […] Tout au plus un texte que Duras et moi
aurions imaginé ». Quant à Ceccatty il ne l'est pas
davantage, durassien, et revendique même d'être du côté des
anti-durassiens, ce qui cependant ne lui interdisait pas de traduire
le livre de Pallotta.
Sauf que sa déclaration sur France Culture
selon quoi, contrairement à d'autres entretiens, Duras n'a pas ses
tics dans celui-ci, le sien, éveille à d'autre questions.
En
effet quelqu’un qui parle des tics de Marguerite Duras est
quelqu'un qui n'aime pas Duras, ni sa littérature. En réalité
c'est quelqu'un qui nie son écriture.
En l'occurrence, si dans la
traduction de Ceccaty il n'y a pas ce qu'il appelle les tics de
Duras, c'est qu'il les a gommés. Et, ce faisant il a dé-durassisé
Duras !
C'est franchement ce que j'ai ressenti, et puis
pensé, à la lecture récente d’extraits de cette traduction dans
un magazine.
Je m'insurge par conséquent contre l'idée que ce
livre traduit de l'italien en français conviendrait, ou ne
conviendrait qu'à un très grand public puisqu'il y a tromperie dans
le fait de donner une image faussée de Duras, qui plus est tronquée
puisque diminuée dans son écriture.
Y aurait-t-il là une sorte
de revanche de tous ceux du milieu littéraire qui ont dû se taire
face au succès grandissant de MD, après avoir dû « avaler »
le prix Goncourt ?
Une
revanche de ceux à qui elle s'adressait ainsi à propos du livre Les
Yeux bleus cheveux noirs :
« Lisez le livre. Dans tous les cas, même dans celui
d'une détestation de principe. Nous n'avons plus rien à perdre, ni
moi de vous, ni vous de moi... » (lettre tapuscrite jointe au livre en service de presse).
Une
revanche consistant à la faire rentrer dans le rang.
Malgré donc
un entremêlement de phrases qui lui ressemblent dans cette
traduction, voici Duras rendue une écrivaine comme les autres !
Dé-durassisée.