Plus que jamais croire à l’écriture pour s’orienter radicalement vers
la fiction. Voilà le mot d’ordre tel un sauve-qui-peut. Car il existe
un texte global, historique, qui entraîne mécaniquement vers des
phrases ordinaires et habituelles. Un texte en tout cas qui conduit à
émettre des propositions le plus souvent décalées de la réalité, alors
qu’elles devraient la décrire.
On observe en effet une grande confusion, ou bien une grande mauvaise
foi, dans l’étalage des convictions qui aboutissent à des jugements
définitifs, sur tous sujets d’importance, sans éclairer rien à rien…
Cette confusion montre que la plupart de nos bases sont obsolètes,
tandis que la mauvaise foi révèle l’incroyable entêtement à répéter des
textes imbéciles ou carrément usés.
Croire à l’écriture donc, parce qu’il manque un texte de base adapté
aux transformations que le monde a opéré depuis trois siècles ou bien
trente ans, même si paradoxalement il n’y a jamais eu autant d’écrits.
Sauf que la pensée qui s’exprime dans la masse de ces écrits est
statistiquement faible.
Bon, je sais qu’aux siècles passés, c’était la chair qu’on qualifiait
de faible, vieillerie aurait dit Beckett. Parler de pensée faible,
c’est poser que notre pensée n’est pas au niveau de ce qu’elle pourrait
être en ces temps numériques. C’est avancer que la langue autant que
notre mental sont faibles pour décrypter les données contemporaines.
Parce que trop imprégnés justement de l’hypertexte historique dont la
raison a le plus souvent disparu pour nombre de ses composants. A
l’image de certaines formes grammaticales ou orthographiques qui ont
perdu leur vérité d’origine mais qui persistent à sévir, comme en
témoignent les fameuses dictées télévisées.
En fait, la pensée générale continue de fonctionner sur le modèle
analogique, alors qu’on vit déjà dans un monde numérique...
Du coup dans la pratique de l’écriture, on doit distinguer au moins
deux voies possibles. Soit on travaille dans la langue existante et on
peut décliner des volumes entiers d‘écrits sans vraiment croiser la
réalité présente. Surtout si on travaille nuit et jour et se lève tôt
le matin, on s’enfoncera de plus en plus dans ce labyrinthe formidable
qui remonte au plus loin des temps historiques.
Soit on travaille dans la pensée de vie et on se bute à une langue
qu’il faut adapter à cette pensée en mouvement, découvrant alors le dur
labeur d’écrire puisqu’il faut construire petit à petit une langue qui
en rende compte. Labeur qui se découvre cependant très gratifiant,
quand il permet de lever des voiles dont on ne soupçonnait pas qu’ils
nous empêchaient à ce point d’y voir un peu.
Ainsi l’écriture accroît les limites de la réalité en nous emportant
vers le possible de la connaissance. Ainsi la fiction invente le monde
en se substituant à une réalité désespérément répétitive ou fermée.
Un cliché de la critique est de dire que le roman ment ou que la
fiction feint. Il me semble qu’en ce moment au contraire c’est le réel
qui ment. En tout cas celui que l’on décrit comme tel, en ce qu’on le
rapporte en général à un réel antérieur.
Ce pourquoi l’écrit a bien mieux à faire qu’à transmettre, comme on le
disait de l’oral, il a à formuler autant qu’inventer le monde.
Est-ce que la langue cependant peut se libérer de tant de formes
obsolètes pour formuler la vie contemporaine?
Est-ce que le mental peut parvenir à se déconnecter de tant de repères
historiques pour se concilier avec le réel contemporain?
Dans les années mil-neuf-cent-soixante-dix, on disait que le désespoir
était la condition de l’écriture. Peut-être bien qu’aujourd’hui le
désir d’invention du monde en est la condition.
2003 / tous
droits réservés / texte reproductible sur demande /
m. à j. 30/01/2006
accueil lettre au lecteur