Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR

L'écriture comme invention du monde

Plus que jamais croire à l’écriture pour s’orienter radicalement vers la fiction. Voilà le mot d’ordre tel un sauve-qui-peut. Car il existe un texte global, historique, qui entraîne mécaniquement vers des phrases ordinaires et habituelles. Un texte en tout cas qui conduit à émettre des propositions le plus souvent décalées de la réalité, alors qu’elles devraient la décrire.
On observe en effet une grande confusion, ou bien une grande mauvaise foi, dans l’étalage des convictions qui aboutissent à des jugements définitifs, sur tous sujets d’importance, sans éclairer rien à rien… Cette confusion montre que la plupart de nos bases sont obsolètes, tandis que la mauvaise foi révèle l’incroyable entêtement à répéter des textes imbéciles ou carrément usés.
Croire à l’écriture donc, parce qu’il manque un texte de base adapté aux transformations que le monde a opéré depuis trois siècles ou bien trente ans, même si paradoxalement il n’y a jamais eu autant d’écrits. Sauf que la pensée qui s’exprime dans la masse de ces écrits est statistiquement faible.
Bon, je sais qu’aux siècles passés, c’était la chair qu’on qualifiait de faible, vieillerie aurait dit Beckett. Parler de pensée faible, c’est poser que notre pensée n’est pas au niveau de ce qu’elle pourrait être en ces temps numériques. C’est avancer que la langue autant que notre mental sont faibles pour décrypter les données contemporaines. Parce que trop imprégnés justement de l’hypertexte historique dont la raison a le plus souvent disparu pour nombre de ses composants. A l’image de certaines formes grammaticales ou orthographiques qui ont perdu leur vérité d’origine mais qui persistent à sévir, comme en témoignent les fameuses dictées télévisées.
En fait, la pensée générale continue de fonctionner sur le modèle analogique, alors qu’on vit déjà dans un monde numérique...
Du coup dans la pratique de l’écriture, on doit distinguer au moins deux voies possibles. Soit on travaille dans la langue existante et on peut décliner des volumes entiers d‘écrits sans vraiment croiser la réalité présente. Surtout si on travaille nuit et jour et se lève tôt le matin, on s’enfoncera de plus en plus dans ce labyrinthe formidable qui remonte au plus loin des temps historiques.
Soit on travaille dans la pensée de vie et on se bute à une langue qu’il faut adapter à cette pensée en mouvement, découvrant alors le dur labeur d’écrire puisqu’il faut construire petit à petit une langue qui en rende compte. Labeur qui se découvre cependant très gratifiant, quand il permet de lever des voiles dont on ne soupçonnait pas qu’ils nous empêchaient à ce point d’y voir un peu.
Ainsi l’écriture accroît les limites de la réalité en nous emportant vers le possible de la connaissance. Ainsi la fiction invente le monde en se substituant à une réalité désespérément répétitive ou fermée.
Un cliché de la critique est de dire que le roman ment ou que la fiction feint. Il me semble qu’en ce moment au contraire c’est le réel qui ment. En tout cas celui que l’on décrit comme tel, en ce qu’on le rapporte en général à un réel antérieur.
Ce pourquoi l’écrit a bien mieux à faire qu’à transmettre, comme on le disait de l’oral, il a à formuler autant qu’inventer le monde.
Est-ce que la langue cependant peut se libérer de tant de formes obsolètes pour formuler la vie contemporaine?
Est-ce que le mental peut parvenir à se déconnecter de tant de repères historiques pour se concilier avec le réel contemporain?
Dans les années mil-neuf-cent-soixante-dix, on disait que le désespoir était la condition de l’écriture. Peut-être bien qu’aujourd’hui le désir d’invention du monde en est la condition.

2003 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m. à j. 30/01/2006

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