aux éditions L'Act Mem fonds Comp'Act
(chapitres 1 et 11 /33)
suivi de la 4ème de couverture de Mathieu Bénézet
Les années mil-neuf-cent-soixante-dix-huit / quatre-vingt
avaient été pour moi et mes amis des années rudes, marquées par
l’absence d’espoir. Seule une musique éruptive, jusqu'à en être
inaudible, semblait pouvoir nous réconcilier avec l’idée de vivre sur
Terre. Elle chantait pourtant le non-futur.
Le monde dans lequel nous devions vivre paraissait impitoyable en
ce qu’il ne nous laissait pas de place. De fait, il niait notre propre
existence puisqu’il fonctionnait sans nous. D’où une impression
d’impuissance, pesante comme un couvercle qui nous servait
cependant de casquette.
Le sentiment de dureté était si présent que je me lançais régulièrement
dans de longues errances à travers la ville, ne sachant parfois ni où
aller ni quel circuit décider, sauf à relier dans ma tête en un texte
continu les différentes inscriptions que j’apercevais sur les murs.
Je me souviens que, sans m’en rendre compte tout à fait, il m’arrivait
de détourner les slogans publicitaires de l’époque, tel celui-ci pour
une marque de vêtements : « la vie est trop courte pour s’habiller
triste », qu’à ma manière je lisais : « la vie est trop triste pour
s’habiller court » !
Des amis professeurs ou artistes annonçaient à qui voulait les
entendre qu’ils allaient s’exiler. Partir de ce pays si rien ne
changeait dans les deux ans à venir. Sans préciser où ils iraient, ni
s’il y avait un pays qui leur conviendrait. Au moins jouissaient-ils de
la liberté d’envisager cette possibilité.
J’étais de ceux qui pensaient qu’ailleurs c’était pareil, et que
ça pouvait même être pire. Je pressentais que pour changer quelque
chose, il n’y avait pas besoin de partir. Parce que c’était de
soi qu’il s’agissait, bien plus que des autres.
Et en effet des amis partaient, par exemple observer d’autres cultures,
tandis que moi j’éprouvais l’urgence de comprendre qui nous étions,
d’où nous venions, ce que signifiaient nos rites et nos coutumes. Je
ressentais la nécessité de nous étudier nous-mêmes, comme les
ethnologues le faisaient pour d’autres peuples...
Pour expliquer les difficultés de l’époque, « on » nous avait fait le
coup de la crise. Tout venait des fichus « chocs » pétroliers,
conséquences d’un changement de rapport de forces entre pays
producteurs et consommateurs de cet or noir, dont le prix allait
finalement passer d’un niveau dérisoire à un prix bon marché.
La crise existait à ce moment comme à d’autres. Si l’on considère
qu’il y avait eu la crise du régime, mais aussi celle du logement, de
la décolonisation, de l’agriculture, de la monnaie etc. Il y aurait
plus tard la crise de l’enseignement, puis celle du chômage.
Encore ne faudrait-il pas oublier la crise de la famille, pendant les
années soixante, ni la fameuse crise de foi, autrement dit la crise des
religions. Comment ne pas citer surtout la crise de confiance qui
revenait régulièrement ?
Il y a longtemps que je ne peux plus supporter chez un
politicien qu’il entonne le cri de « avec la crise…en ces temps
difficiles… » Je l’ai toujours entendu, depuis que je suis tout petit,
il y aura plus de quarante ans au moment où j’écris.
Puisque c’est avec les années mil-neuf-cent-cinquante que je suis
né.
J’aime bien cette césure que représentent les années cinquante. Qu’il y
ait un « avant cinquante » et un « après cinquante » est une façon
essentielle de le couper en deux, ce 20ème siècle. Et pas seulement
parce qu’en deux moitiés égales.
Sa première partie me paraît étrangère, je n’en suis pas, elle ne
me plaît pas. Parfois même j’en ai honte. Elle est trop paroxystique de
l’Histoire, oui elle semble avoir tout porté à son exagération ultime.
La guerre de quatorze / dix-huit avait été la plus meurtrière de tous
les temps, et celle de trente-neuf / quarante-cinq a réussi à occulter
les pires cruautés de toujours, avec l’abomination des camps
d’extermination, au point de rendre presque dérisoires les innombrables
atrocités de l’Histoire.
Je préfère la seconde partie de ce siècle, d’ailleurs avec les années
cinquante le monde a changé. La cruauté a continué d’exister, mais elle
est passée dans l’ordre de la connaissance. Les guerres de destruction
massive se sont poursuivies, mais les peuples ont commencé à s’en
détourner. Pour la première fois peut-être, ils sont parvenus à faire
cesser une guerre, celle du Viêt-nam, qui a causé la mort de plus de
trois millions de personnes, et dont les images terrifient chaque fois
davantage avec le recul des années.
Qui imaginerait aujourd’hui fuir son existence douillette de peuples
riches pour aller combattre tel un fauve préhistorique un ennemi de
surcroît identique à soi-même, car généralement voisin, comme mes
grands-parents et arrières en quatorze / dix-huit, sans que j’arrive à
comprendre pourquoi ils y sont allés plutôt que de rester terrés dans
leurs forêts. Au mieux pourquoi ils n’ont pas soutenu Jean Jaurès qui
défendait la paix?
Autant il est plus facile de comprendre qu’en mil-neuf-cent-quarante /
quarante-deux, on pouvait le cœur brisé quitter ses proches et partir à
la guerre, risquer la torture pour sa sœur ou son amante en l’envoyant
aux renseignements, faire partir ses enfants au combat donc à une mort
probable... parce qu’il s’agissait d’éviter que la barbarie ne
s’installe pour des siècles, même s’il vaudrait mieux agir avant, comme
aurait dit mon grand-père, pour ne pas en arriver là.
Mais en quatorze / dix-huit, l’enjeu n’était pas celui-ci,
l’embrigadement de ces peuples de paysans est suspect, non cette guerre
quatorze pour moi est vraiment incompréhensible...
S’il te plaît, Vicquiest, arrête de parler de la guerre quatorze /
dix-huit, répétait Louise, ça me rappelle trop les monuments aux morts,
tu sais ces choses affreuses qu’on trouve dans les villages
généralement tout près de l’église?
Oui, oui, on m’y a traîné tant de fois, mes frères et mes parents
aussi, quand ils étaient enfants, il fallait rester sages et garder le
silence surtout... pendant des commémorations d’hommage à ces grands
massacres collectifs, localisés aux champs étrangement qualifiés
« d’honneur »...
Les années cinquante, ce sera heureusement le temps de la
réconciliation en Europe, tandis qu’avec les années soixante, viendra
celui de l’éducation généralisée, des salles de bains toilettes, des
machines à laver et des réfrigérateurs, et puis des voitures et des
téléphones que tout le monde pourrait « se payer », d’abord en
s’inscrivant sur des listes d’attente interminables, et puis ensuite,
comme ça, du jour au lendemain.
Rien cependant de l’Histoire ne suit un cours régulier. Le mouvement
cyclique semble en être la loi, étant entendu qu’un cycle s’intègre
toujours dans un autre, sans qu’on sache vraiment lequel est le plus
déterminant.
Pour moi le cycle qui domine à partir des années soixante, c’est celui
qui nous sort de la merde. Ou, plus joliment dit, qui nous amène à un
début de libération des corps et des cerveaux.
Pour les corps, à part les salles de bains et le développement
médicalisé de l’hygiène, il y aura le raccourcissement des jupes des
filles qui ira de pair avec la légalisation de la contraception, mais
aussi avec la fin du tabou de la virginité. Il faudrait dire le début
de la fin de l’interdit sur la sexualité.
La libération des cerveaux s’entamera elle avec le fameux conflit entre
générations. Pas forcément un conflit ouvert, pas toujours. Les enfants
se révoltent contre leurs parents, et puisque les jeunes se libèrent,
les plus vieux résistent, donc les jeunes s’opposent aux vieux, disons
aux anciens… C’est toujours vrai.
Un conflit qui pour moi se réglera à travers la jolie formule
d’un rebelle gauchiste de mil-neuf-cent-soixante-huit : « je ne suis
pas contre les vieux, je suis contre ce qui les a fait vieillir ». A
quoi je m’empressais d’ajouter: « et contre ceux qui les ont fait
vieillir ».
En réalité, ce conflit ne se réglera pas du tout pour moi, malgré la
mort de mon père, puisque je resterai marqué par la question : faut-il
suivre ce qui s’est toujours fait, ou bien au contraire faut-il se
mettre à tout inventer ? (...)
C’est dans ces années-là que se situe ma rencontre avec Yoshiko,
devenue plus tard amie de Louise, que j’appellerai parfois
Yoshi-Yoshiko. Dès nos premiers échanges nous avions eu cette
possibilité de nous parler librement. Sans doute m’avait-elle fait une
petite observation sur les difficultés de la communication en référence
à un mémoire qu’elle rédigeait sur les années soixante,
particulièrement sur le thème de l’incommunicabilité au cinéma.
Un thème délicieux de ces années-là, bien qu’un peu paradoxal, car le
constat de l’impossibilité de communiquer avec l’autre semblait
renforcer l’importance de la personne de l’individu.
Avec le recul, je ne sais si dans les films de monsieur Ingmar Bergman,
par exemple, l’incommunicabilité provient de l’incapacité de la
personne à s’extérioriser ou bien de la difficulté à rencontrer des
personnes qui l’écouteraient... La stratégie d’écoute n’étant pas plus
répandue sous influence protestante que catholique, on peut privilégier
cette dernière hypothèse.
L’autre piste semblait retenue par le cinéaste suédois, parce qu’elle
recouvrait entièrement l’impossibilité a priori pour deux êtres de se
comprendre. Une impossibilité quasi immanente à la création divine.
Comme si Dieu ne l’avait pas voulu. Et je le dis à qui le désire, dans
le creux de l’oreille, je le crois oui que notre Dieu ne l’aurait pas
voulu que la communication soit possible entre deux êtres.
A Yoshi-Yoshiko, souvent je le dirai, qu’être libre et fort dans une
relation c’est être capable d’entendre ce que l’autre vit et souhaite,
et par suite de le comprendre. C’est se représenter ce que l’autre
exprime et ressent comme si c’était de soi pour soi, donc l’écouter
pour intégrer son dire au même titre que le sien propre.
Finalement, un soir, je lui avais dit d’une voix de confidence, que je
croyais que les humains n’étaient pas naturellement communiquants, et
que pour cette raison on était au tout début de la communication entre
les humains. J’avais ajouté que selon moi c’était une expérience qui
irait loin, celle de la communication. Jusqu’à l’exploration
progressive de ce territoire qui nous sépare des autres. Depuis la
reconnaissance de cet espace, jusqu’à sa pratique courante : l’habitude
de la communication.
Yoshiko avait gardé le silence un temps, avant de me reprocher de
toujours utiliser le « on », tout comme Marèna me l’avait déjà reproché.
J’avais repris : oui, « on », c’est à dire les humains, les hommes et
les femmes, ceux de cette époque, de cette société, là où nous sommes,
comme on dit « les gens » qui en tout cas se trouvent être, me
semble-t-il, au tout début de la communication interindividuelle.
Parce que la communication c’est une discipline, comme la gymnastique,
ou l’histoire-géo, les langues, la physique, l’informatique, c’est
quelque chose qui s’apprend, oui dont on doit faire l’apprentissage, et
on est en train de le faire…
Tu crois vraiment, mais quand même, les Grecs… et tous les penseurs du
passé ?
Finalement, Yoshi-Yoshiko m’avait d’abord dit que non, elle ne pouvait
pas partager mon point de vue. Et j’avais senti que ç’avait été là un
point de séparation.
Plus tard, je lui apporterai un texte que je venais d’écrire : «Il
faudra bien s’en remettre»…
Elle insistera pour le lire devant moi, alors même que je lui proposais
d’attendre qu’elle en ait l’envie. Quand elle en aurait le temps,
j’avais dit.
Car c’est toujours une épreuve pour qui a écrit quelque chose, qu’il
s’agisse d’une lettre, d’un devoir d’école ou d’un poème, qu’un autre
le lise tandis que vous êtes là présent. En effet quelle que soit
l’occupation qu’on choisit pendant ce temps, feuilleter un magazine,
regarder par la fenêtre, téléphoner à un ami, on est de toute façon
préoccupé par cette lecture.
Yoshi avait eu un sourire d’intérêt, avant de lâcher qu’elle trouvait
cela mystérieux.
Mystérieux ? / Oui, mystérieux.
Ayant insisté pour qu’elle m’en dise davantage, m’explique ce qu’elle
voulait signifier, elle avait assuré qu’elle m’en parlerait une autre
fois, que sans doute elle avait besoin de le relire.
Moi-même je l’avais relu, tout juste rentré chez moi, et avait
d’ailleurs opéré différents ajouts, suppressions et corrections.
Ensuite je l’avais lu au cours d’une soirée entre amis.
«Il faudra s’en remettre de cette époque où l’on expliquait tout par
l’intervention d’instances supérieures. Quand nous, les humains,
n’étions que dominés par des volontés extérieures, quand rien n’était
au hasard puisque dans la lignée d’un projet, quand tout ce qui se
faisait ne l’était que parce que c’était voulu. Au point que les
événements, même les plus indépendants, étaient considérées a priori
comme liés et reliés.
« Il faut se le répéter. Sauf effet mécanique d’actions antérieures, il
n’y a rien qui prévoit ce qu’on va faire. Seules existent des
conjonctions de paramètres et de facteurs, ce qui en soi définit le
hasard.
« On peut toujours se laisser aller à des interprétations complaisantes
de coïncidences, par exemple: il est arrivé ceci alors qu’on en avait
rêvé. Le plus souvent, et c’est le plus probable, l’on rêve ce ou ci
sans que jamais rien n’intervienne, mais on ne remarque pas la
coïncidence puisqu’il n’y en a pas eu.
« Justement, j’y avais pensé le matin même, c’était prémonitoire, non ?
On doit pourtant se rendre compte que la probabilité de la
non-prémonition est la plus forte.
« Il faudra s‘en remettre, tout comme on s’est remis de ce que les
rêves sont le fait de nos désirs et de nos angoisses, ou bien de nos
pensées et des événements de notre vie….
« Il faut s’en remettre de cette ancienne suprématie de
l’irrationalité, de son attrait toujours enraciné. Voilà c’est mon
anniversaire, dit unetelle, je vais jouer à la loterie, il se pourrait
que je gagne, comme si cela pouvait avoir un quelconque rapport.
« Il faudra surtout s’en remettre de la fin du plaisir infantile de
relier les événements en se plaçant, pauvre petit ego, au centre de ce
reliement. Et jusqu’à l’absurdité. A la manière de ce jeune homme qui
s’engageait à rester chaste toute sa vie, s’il réussissait le concours
d’entrée à une grande école !
« Il faut en réalité se méfier de la suffisance de l’ego prêt à
admettre des intentions aux faits, dès lors que cela le mettrait en
position de croire à quelque chose pour se rendre plus important… »
Ce qu’avait dit le frère de Louise: alors on ne pourrait même plus se
dire : croiser les doigts, toucher du bois, chercher de l’argent
dans sa poche quand le coucou chante, se réjouir d’avoir marché dans la
merde du pied gauche plus que si ç’avait été du droit ?
Pas davantage croire, j’avais répondu, que les champignons ne
pousseront plus si on les regarde, ni dire que le chiffre 13 porte
chance ou malheur, puisque dans un autre pays c’est le 17 ou le 7 et en
Chine le 8…
Tristement, le frère de Louise.
Non, j’ajoutais, on ne peut plus compter là-dessus… En revanche, tu
sais, on pourra, par exemple, prononcer à loisir le mot lapin sur un
bateau voguant en pleine mer et, si on y tient, ouvrir librement un
parapluie à l’intérieur d’une maison, regarder sans angoisse un corbeau
vous couper la route, et même passer tranquillement sous une échelle, à
condition bien sûr qu’elle ne risque pas de vous choir sur la tête...
Oui, on pourra, continuais-je, tout en gardant sa sérénité et sa bonne
humeur, voir surgir une araignée le matin sans penser « signe de
chagrin »…
Ah vous dites cela en français ! m’avait interrompu Yoshiko…
Oui, et on dit araignée du soir, signe d’espoir…
C’est drôle, chez nous c’est le contraire, le matin ça va, c’est bon
signe, le soir, c’est mauvais…
Vraiment incroyable, elle disait Yoshiko, tout comme moi je répétais ce
« incroyable », tant je percevais que ce qu’il y avait de commun,
à défaut du sens accordé, c’était le fait d’attacher une signification
à l’apparition d’une araignée qui d’ailleurs, il faut le constater, se
font plutôt rares dans nos châteaux modernes…
Mais alors, avait lancé Yoshiko, alors on peut être libre ?
Oui j’avais dit, non sans ressentir quelques tangages affecter mon
cerveau principal.
Extraits lus par Garance Clavel et l'auteur, enregistrés au
Chai de l'Abbaye rue de Buci Paris 6ème le 29 avril
2002,
réalisation Jacques Taroni, 1ère diffusion France Culture, mardi
07/05/02, 21h40
Entretien avec Alain Veinstein, Du jour au lendemain, France Culture,
samedi 4 mai 2002, 00h05
Présentation publique à la librairie L'Arbre à Lettres 14 rue Boulard Paris 14ème le 11 avril 2002
« Nous les humains et les humaines nous situons très en deçà du scénario que nous sommes en train d’écrire. Plus précisément le scénario qu’on persiste à suivre est franchement mal scénarisé, à défaut d’être anachronique. »
Comme dans les anciens romans, au début, on croirait presque un monologue. L’homme seul parle, puis sa parole se divise, bifurque, étrangement entée à la parole de l’autre, des autres. Et voici que sous vos yeux, lectrice, lecteur, se forme, littéralement, le roman : vous assistez à sa naissance. Un peu comme dans Le roman de la rose entre la partie écrite par Guillaume de Lorris et celle de Jean de Meung, pourquoi je parlais de romans anciens.
Ainsi, Jean Pierre Ceton attrape-t-il la modernité où nous sommes, et on pourrait dire qu’il nous la donne à lire. Car, inventant réalistement une nouvelle forme de roman il nous pose cette question : Aimez-vous votre époque ?
Mathieu Bénézet
Editions L'Act Mem/Fonds Comp’Act
Collection LE MANIFESTE