Marguerite Duras qui pleurait parfois pour écrire ses livres
in Duras, Les Cahiers de l'Herne
(n°86 novembre 2005)
Quand je croise MD, à travers un souvenir furtif ou par la relecture au
hasard de quelques pages d’elle, ce qui m’arrive avec force à la pensée
c’est l’immense liberté dont elle était capable. Dans son écriture et
dans sa vie tout autant.
Ce pourquoi un jour j’ai eu l’idée d’entreprendre une fiction dont elle
serait le personnage principal. C’était à peu près deux ans avant
qu’elle meure, livre terminé à sa mort mais publié l’année suivante.
Pour dire que je ne l’aurais pas écrit si elle avait été morte déjà. En
tout cas, c’aurait été un autre livre et pour d’autres raisons. Puisque
je voulais écrire sa liberté de vie.
Bien sûr c’était aussi parce qu’elle se trouvait être sans aucun doute
le personnage le plus romanesque que j’avais rencontré, capable à tous
moments de déclencher de la fiction.
Pas du tout d’ailleurs comme il se dit qu’il faudrait écrire un roman
de sa vie. Ni même affirmer que sa vie était un vrai roman. Oui, c’est
à dire non. Elle l’écrivait elle, le roman, celui de l’écrit et des
jours, aussi était-elle une grande metteure en scène des mots.
Pour la liberté, rappeler qu’à ses débuts d’écriture, dans les années
1950, à propos du Marin de Gibraltar, on disait qu’elle dénonçait
l’aliénation sociale. Mot curieusement disparu de nos jours, qui
renvoie pourtant à l’oppression des êtres autant qu’à celle des
pulsions de vie.
C’est que Duras était libre de la convention, comme elle se disait
libre de toute pudeur, donc sa liberté l’engage dans le romanesque et
la fiction fonde son existence.
Pour elle l’écrit était alors tout un poème, si j’ose dire. Plus
encore, une montagne sans versant, un océan global. L’écrit, acte
fondateur, matrice au-dessus de tout, même du cinéma qu’elle fera,
encore que sans être «le dur labeur» c’était écrire aussi.
Reste fascinant cette façon qu’elle avait de placer au plus haut
l’écrivain, la personne qui écrit, l’auteur. Au-dessus et en dehors de
tout, royal. On peut toujours s’en souvenir : l’écrivain souverain.
Bien sûr c’était coexistant d’une extrême exigence dans l’écriture.
Deux axes s’imposaient, l’écrit devait formuler avec la plus grande
précision et d’autre part dire davantage que ce qu’il y avait avant
l’écrit, en tout cas c’est cela que je me suis approprié.
Cette exigence on la comprend tout de suite si l’on relit quelques
lignes d’elle, reconnaissables entre mille. Au point que des
anti-durassiens lisant un texte de Duras sans savoir qu’il était
d’elle, pouvait s’exclamer : « mais on dirait du Duras » (prononcé durâ
et non durass) !
Une écriture si forte qu’à son étonnement je lui avais dit m’interdire
de la lire quand j’étais en grande période d’écriture. Sans que cela
empêche en toute probabilité que j’en prenne graine dans le travail en
cours.
Pourtant des critiques édictaient que l’écriture de Duras était trop
compliquée ou pleine de tics. Voire que c’était trop de la fiction, pas
assez réaliste ou psychologique. Trop de la littérature. Car quand
s’opérait un rejet de ses œuvres, il s’agissait en effet du rejet de la
littérature.
Justement je me sentais lié à MD par tout ce qui chez elle portait à la littérature.
Mais quoi précisément? Quel que soit le sujet de l’écrit ou du parler,
en conversation ou en texte, jamais n’est oublié que nous trempons dans
une histoire et un espace qui nous accablent autant qu’ils nous
stimulent.
Toujours est présente la polysémie, effective ou potentielle. A tout
instant le texte, même occupé à son affaire, peut néanmoins enfler pour
nous embarquer dans une direction inattendue.
Elle qui s’est livrée à diverses enquêtes de type journalistique ou qui
s’est servie de faits divers comme base de roman, avait toujours une
autre préoccupation que celle strictement journalistique. Son projet
allait au-delà. Au fond, le texte devait aboutir à la « lecture
illimitée, celle qui ne s’arrête pas avec la fin du livre ». C’est à
dire selon moi à une lecture qui ne soit pas une lecture de copie.
D’un autre côté je ne me sentais pas spécialement lié par son univers,
l’Asie coloniale. Ou une certaine esthétique de bourgeoisie
aristocratique. En fait le décor de la bourgeoise aristo qu’aurait été
Duras si elle avait eu le temps et le goût de ça.
De ce point de vue, je n’ai pas été, je n’étais pas durassien, comme on
dit proustien ou bergmanien. Alors qu’on peut les aimer et les aimer.
Duras en particulier, sans être collé à la première couche, de sorte de
mieux suivre le fond, celui de son fil esthétique majeur.
A part la littérature, déjà un tout, et la libération des êtres et des
corps, n’était-ce pas la souffrance lucidement vécue, celle qui peut
conduire à la folie, dont elle est néanmoins restée étrangère ?
Ou était-ce la lucidité qui va jusqu’au mal intelligence?
Mais aussi, ce qui la rapprocherait de nous aujourd’hui, certains de
ses thèmes tel celui de l’occupation du temps. Ou bien de la peur qui
s’est tant développée dans la société de notre 21e siècle débutant.
Dès que j’ai eu L’Amant, le livre, je me suis installé pour le lire
d’une traite. Et je l’ai lu de l’intérieur avec passion. Certainement
parce que nous nous étions vus régulièrement, c’était une époque où
nous parlions beaucoup, davantage elle que moi. Ce pourquoi si elle
s’arrêtait soudain de parler, ce pouvait être pour m’interpeller d’un :
« tu as bien une opinion ! »
Donc d’une certaine façon le texte m’était familier. J’ai aimé ce livre
qui a propulsé MD jusqu’au grand public, et continue d’aimer ce roman
devenu aujourd’hui à la franche limite de l’éditorialement correct.
Certains de son public habituel s’en sont trouvés comme méjugés. Certains l’ont lâchée à ce moment-là.
Relisant différents passages de L’Amant, dans l’édition de juillet
1984, je tombe vers la toute fin sur le verbe «peurait», coquille
évidemment corrigée dès l’édition suivante. Ce ne pouvait être une
erreur de frappe, de type lapsus, commise par MD elle-même, elle ne se
servait pas ou plus de machine pour écrire. Encore moins de clavier.
Elle «peurait». J’aime bien le mot. Manifestement pour dire qu’elle
pleurait. Encore qu’il va bien avec le texte. La petite avait peur,
est-il écrit juste ensuite. L’amant aussi avait peur. «Peurer» veut
dire plus qu’avoir peur, décrit une tendance dans la vie.
Paradoxalement de n’avoir pas peur de la lucidité. D’opter pour une
plus grande conscience des choses. Dont il résulte le mal
d’intelligence.
Renvoie aussi à ce qu’elle exprimait sur un ton de confidence, que
«cela faisait peur parfois ce qu’on écrivait». Pour signifier qu’il
arrivait de dépasser par l’écriture des connaissances finies, de
découvrir avec le travail de l’écriture des données qu’on n’imaginait
pas auparavant. Ni ne pouvaient même se pressentir avant la formulation…
Je n’aurais pas écrit ça, elle m’avait dit d’un texte où j’opérais des
variations sur la pensée : présente, rapide, proche, latente, en veille…
Le souvenir de ces désaccords me fait prendre conscience qu’il me
manque de ne plus parler avec elle, j’étais moins «seul» quand je la
connaissais.
Maintenant quand je croise MD à travers l’un de ses écrits, ou encore
parce que mon chemin m’a conduit près de sa tombe, me revient qu’elle
racontait combien elle avait pleuré pour écrire certains de ses livres,
période Le Ravissement ou Le Vice-Consul par exemple…
Parce que c’était difficile d’écrire ce qu’elle avait à écrire, en ce
que cela la renvoyait à elle-même et à sa douleur propre. Parce que ça
faisait peur d’écrire ce qu’elle écrivait.
Parce qu’elle découvrait en écrivant ce qu’elle n’aurait jamais su sinon. Ni pensé, ni vécu.
juin 2005 / tous droits réservés
Retour page textes en revue