LETTRE AU LECTEUR 10
Pour en revenir au français //
Pourquoi le français, qui a été langue de communication en Europe, devrait-il inexorablement perdre ce statut?
On doit poser la question tandis que la commission européenne pousse paraît-il à l’usage généralisé de l’anglais et que l’élargissement de l’Union risque d’accélérer le recul du français.
Bien sûr on peut trouver des réponses externes à la langue, déclin de l’influence française, suprématie de la puissance américaine ou nécessité d’une langue de communication internationale et non plus seulement européenne.
On peut également chercher des explications internes. Ainsi peut-on considérer que les qualités intrinsèques de la langue du 17ème ont été pour beaucoup dans son usage sur tout le continent européen. L’économie de la langue de Racine par exemple, sa concision et sa sobriété, au fond sa capacité à formuler le réel.
Mais aujourd’hui, alors que tant d’organismes ont en charge de défendre le français, il serait temps de se rendre compte que vouloir conserver les règles et les logiques de cette langue du 17ème le rend toujours moins présent au monde.
Autant dire qu’il faudrait revenir à une langue qui se façonne au gré du réel pour que le français renoue avec un statut de langue de communication privilégiée.
Or que constate-t-on?
Une prééminence constante de la règle, donc de la faute, sur l’usage, tant dans l’enseignement que dans les dictées sous forme de jeu à la télévision, qui conduit à perpétuer des formes dont la raison a souvent disparu.
Il faudrait au contraire que la règle revienne au service de l’usage, soit clairement destinée à favoriser la fluidité de la langue et puisse être comprise logiquement par les enfants à qui on apprend par ailleurs la logique.
On devrait pour cela retenir de grandes règles excluant l’exception.
Ainsi on généraliserait le s comme règle du pluriel y compris pour les fameus bijous, caillous, genous, par conséquent le s disparaîtrait au singulier, on écrirait beau temp, donc quelque temp, et : les temps sont durs. On généraliserait aussi le e au féminin et l’absence du e au masculin On laisserait disparaître les terminaisons aberrantes. On opterait pour l’économie de l’accent ou du doublement des consonnes et pour la suppression des accents circonflexes qui ne se prononcent plus (chaines de télé, allo, paraitre etc.). Par principe, on ne s’entêterait pas à maintenir des formes archaïques ou peu pratiques. Pourquoi par exemple ne pas accoler le oe, au lieu de l’entrelacer, alors que cœur et œuvre ou sœur se lisent actuellement «cour, ouvre, sour» dans la transmission électronique?
On devrait en réalité être résolument audacieux dans une simplification constructive de la langue.
Car on constate une distorsion croissante entre écrit et parlé, et aussi entre écrit classique et écrit rapide (courrier électronique ou note).
Comment ne pas percevoir l’ingéniosité des raccourcis de cette langue rapide? Comment ne pas écouter le parler scandé de beaucoup d’adolescents d’aujourd’hui qui d’évidence possède sa propre ponctuation. Comment ne pas être choqué d’entendre parfois qualifier le français de «langue de bourges», en tant que langue en effet verrouillée, par opposition à une langue parlée qui ne cesse de s’inventer?
Or cela caractérise une langue vivante de ne pas trop s’éloigner de la façon dont on la parle. Tout comme est vivante une langue qui recourt peu aux locutions idiomatiques parce qu'elles dénotent souvent une faiblesse à trouver la formulation précise. Le français médiatique en est très chargé, à l’image de cette annonce : «Dans le dossier de la vache folle, l’Europe prend le taureau par les cornes…», même si on peut lui reconnaître un trait d’humour bien involontaire.
Pour se tourner encore vers Racine, il faut revenir à une langue sobre qui soit inventive. On dirait aujourd’hui : la plus informative possible, donc capable de véhiculer de l’information sans entraves formelles.
Hélas il existe une réticence répandue à la néologie. Pourtant le français contemporain s’est accru de beaucoup de mots, environ 10000 de plus dans la 9ème édition de l’Académie, grâce à l'apport de l'anglais et aussi à la vivacité du français canadien ou africain par exemple. On notera cependant que les mots français empruntés par les langues étrangères, en particulier l'américain international, sont rarement des mots contemporains.
C’est qu’il faudrait libérer l’esprit de la langue, de sorte que créer des mots nouveaux ou des formes nouvelles ne soit pas un péché mais au contraire une chose naturelle de la vie de la langue.
Rien n’est plus valorisant que d’inventer une formulation qui ne se dit pas encore, quand elle correspond exactement au propos qu’on veut tenir.
En pratique, il faudrait nommer dès sa venue toute nouveauté de comportements ou de techniques, contrairement à une attitude liée à un certain conservatisme français qui consiste à rejeter d’abord la nouveauté, pour ensuite l’adopter avec le nom anglais, quitte à devoir trouver plus tard un mot français par défaut et finalement tenter de l’imposer sur la défensive (baladeur, mèl).
Il y a quelque chose d’étonnament inexact dans l’idée qu’il ne faut pas «toucher à ça, la langue, dans un monde où tout fout le camp, et surtout pas en ce moment, etc.»
Car c’est tout le contraire, le langage de rap et de verlan ou le parler invertébré se développent d’autant plus que la langue est figée.
Pour revenir à un français capable d’être partagé par d’autres peuples, en particulier d'être étudié par les futures générations d’étudiants, on devrait déclencher un jaillissement de formes adaptées à notre époque.
18/04/2001 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande
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