Depuis
qu’il pratique le numérique sa vie a complètement changé, quoi ? cela
lui parait extraordinaire d’en avoir conscience. Car la question depuis
toujours a bien été de savoir comment on allait en sortir de ce monde
infernal, qualifié d’ici bas ou encore de plancher à vaches.
N’avait-on pas pour s’en sortir tenté tellement d’impossibles: se
réfugier dans la religion ou bien la maladie, croire au paradis céleste
ou terrestre, assouvir sa paranoïa dans quelques combats pas souvent
clairs et toujours entêtés…
Il se lève, met en marche la machine, ce n’est pas ce qu’il aime le
plus. Il peut même en ressentir une gêne du fait que cet instrument lui
est extérieur, pas très léger, bruyant. Rien d’autre cependant ne lui
parait désormais naturel, ni écrire à la main avec un stylo bille ou
feutre, ni se servir d’un vieu stylo plume offert pour son bac, genre.
Il ne serait pas plus à l’aise avec une plume d’oie, il sait de toute
façon que l’écrit n’est pas naturel.
Le pire qui puisse arriver est qu’un incident survienne, que la machine
se plante, que le texte recherché ne puisse pas être ouvert ou que le
programme s’arrête suite à une opération non conforme. Le pire du pire,
que la carte réseau ne soit plus détectée, qu’ainsi il (je, lui) ne
soit plus connecté.
Quand tout marche bien, copié collé, documents ouverts sauvés, aller
revenir sur le web, courriers retirés envoyés, il ressent que c’est un
peu oui parvenir à se sauver de ce monde qui le désespérait tant. Que
c’est comme s’évader d’un monde clos.
Car l’échange y est facile, le savoir disponible, les hiérarchies affaiblies.
Car il y trouve une pratique de liberté - ni autocentrée, ni
ethnocentrique - qui différencie la vie numérique de la vie analogique.
Ce qui lui permet de penser que notre époque n’a pas à rougir
d’elle-même. A quoi il ajouterait si besoin était l’instantanéité de la
transmission, la compression des signaux ou la dématérialisation des
supports notamment.
Il pense à Rimbaud qui, parti au Yémen, demandait à sa mère de lui
envoyer des ouvrages techniques, des instruments de mesure, un appareil
photographique… Ce qui pouvait le sauver : la modernité comme issue.
Il pense au désespoir, esthétiquement faible, de nos bons lettrés qui
ne captent pas cette issue-là de la vie numérique.
Il reçoit alors avec douleur de multiples inserts tel ces: Notre
misérable époque… L’époque est molle! déclamés par tel ou tel de ces
chroniqueurs en place, comme si eux d’ailleurs n’en n’étaient pas de
cette époque.
Ce qui le pique à vif. Comment pourrait être misérable, si cela veut
dire quelque chose, une époque qui en trente ans aura quasiment changé
toutes ses lois d’importance et tous ses points d’achoppement sur les
sujets majeurs et qui continue de le faire à pas renforcés?
Comment qualifier de molle une époque qui presque naturellement
expérimente et observe la matière, l’espace et la vie au point de
découvrir chaque semaine quelque chose qui relève de la première fois?
Non, pas molle ni misérable, cette époque qui qualifie tour à tour de
crimes contre l’humanité tout un tas de pratiques considérées comme
normales pendant tout le cours de l’Histoire, ainsi qu'en témoigne
malgré lui le grand Platon chez qui on peut lire et relire:
Le
dernier degré de l’abus dans la liberté… c’est lorsque les hommes et
les femmes qu’on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont
achetés.
Ce que la vie numérique dévoile, c’est l’énorme déficit d’intelligence de la vie analogique.
22/05/2001 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m.a j. 22/10/2008