Ce jeu, je l’ai arrêté avec le roman, fin 2000. Il s’appelle Aimez
vous votre époque? Un jeu sans fin auquel on peut jouer à tous moments.
Il consiste à considérer les jugements portés sur l'époque, à les
prendre au mot, à en penser le sens et à vérifier leur rationalité
au-delà des convictions qui les propulsent…
Qu’est-ce qui m’a redéclenché le jeu ?
Peut-être l’appel à la désobéissance lancé aux jeunes gens par un
journaliste chroniqueur pour défendre le par cœur. Parce que
l’Education nationale venait de recommander la compréhension
plutôt que l’apprentissage par cœur. "Entre en résistance, petit !
s’exclame l’auteur, rabâche les bizarreries de la grammaire pour que
"ça rentre", un point c'est tout, car la mémoire est un muscle qu’il
faut faire travailler"…
La mémoire justement n’est pas un muscle, pas comme le cœur, mais un
processus complexe d’inscriptions neuronales… Cela ne dévalorise en
rien la mémoire, bien au contraire.
Ce qui m'a redéclenché le jeu, c'est aussi le slogan du président du
mouvement Attac: «Combattre et chasser le virus libéral qui infecte les
esprits». Les mots de la langue, il faut les visualiser, en fait se les
représenter pour les percevoir clairement. Cet homme devrait le
comprendre, lui dont j’ai pu lire qu’il ne supportait pas une virgule
mal placée.
Passons sur la métaphore de virus qui infecte… l’esprit, s’il vous
plait ! Encore que cette métaphore de l'esprit infecté a servi de base
à des révolutions qui ont sombré dans l’horreur. Retenons virus
libéral, il vise ici le libéralisme économique et sa logique qui régit
l'économie mondiale sous impulsion occidentale, en particulier des USA.
Or il serait bien dommage qu'en français le mot libéral désigne de
façon exclusive le libéralisme du marché, le capitalisme sauvage, le
système de rentabilité à tous crins ou la marchandisation de tout. Car
il possède un large champ de significations qui dépasse ce seul sens.
Il y a par exemple les professions libérales, des médecins et
infirmiers aux artisans et artistes etc. Il y a surtout l’idée de
tolérance pour qualifier un(e) chef d’établissement qui serait sinon
autoritaire. Un chef tout court est en général plus supportable s’il
est libéral. Que dire des parents qui peuvent être libéraux ou non, la
vie n’est pas la même pour les enfants! Et des régimes politiques? Le
communisme libéral est toujours imaginable mais plus du tout le
socialisme stalinien… Et des mouvements religieux ou politiques qui
sont souvent autoritaires à défaut d’être libéraux? Et d’une
société qui peut être libérale, donc souple, ouverte.
Or voilà que justement des voix sans cesse dénoncent la société
libérale: Ah ! cette société li-bé-rale. Ou bien l'Europe libérale,
mise en cause avec une voix haineuse quand tant de gens des 4 coins de
la Terre rêvent de connaitre les libertés des européens. Je cherche à
comprendre…
On peut légitimement refuser la loi des marchés ou se battre pour la
démocratisation généralisée et être cependant favorable à une société
libérale. C’est à dire à une société où l’on entend l’autre et où les
pouvoirs respectent les différences des uns et des autres. Donc il
faudrait trouver d'autres mots: virus de la rentabilité si l'on tient à
virus, économie sauvage ou absence de régulation pour qualifier la
mondialisation du marché. Ou, au positif, se prononcer pour la
mondialisation des peuples, la planétarisation du monde, sinon on se
retrouve avec les intégristes qui veulent fermer les frontières pour
restaurer le localisme ségrégationniste...
Peut-être qu’autre chose m’a relancé sur le jeu des V.M. Il est répandu
en effet d’entendre que «maintenant» il n’y aurait plus de libertés.
Accompagné ou non de cette formule imbécile : c’est l’époque qui veut
ça -, tel ou untel peut déclamer qu’il faut profiter de cette liberté
qui nous reste encore, ou du peu qui nous en reste…
Chaque fois je me tiens un long moment dans l’incompréhension, moi qui
pense qu’on a sans doute jamais autant disposé de libertés à l’échelle
individuelle… J’y ai pensé hier, dans un square de quartier où jouaient
des enfants, en découvrant une statue de Michel Servet sur le socle de
laquelle est écrit : brûlé vif...
Prenons l'exemple de ces dernières lois votées par le parlement
français sur la non discrimination ou contre le harcèlement moral
(après le harcèlement sexuel), concepts qui étaient proprement
inconcevables il y a quelques décennies…
Je m’interroge, je cherche à comprendre un titre de janvier 2002 du
journal Le Monde diplomatique : «Adieu libertés». Je le reçois comme si
l’on vivait le tournant autoritaire de l’empire napoléonien (3), que
Victor Hugo allait devoir s’exiler à Guernesey. L’auteur écrit : «Et
tout indique que l'on dérive désormais vers un Etat de plus en plus
policier»... précisons que sont cités les Etats européens !
Ce n’est sûrement pas un constat, et comment cela pourrait être un
souhait, sauf à révéler cette vieille attirance pour l’asservissement?
Car la liberté d’importance, celle de l’accès au savoir, à
l’information ou à la communication interindividuelle n’a jamais été
aussi grande . Il suffit pour s’en rendre compte de se servir de son
navigateur ou bien de son moteur de recherche favori, hors pression des
pouvoirs, ce qui pourrait être une définition de la liberté…
C’est la liberté sur soi-même qui peut s'accroitre, les pouvoirs n’y
peuvent… La liberté à l’égard des conventions ou des rituels abscons,
la liberté à l'égard des phrases traditionnelles qui peuvent être
vraiment grave graves. La liberté à l'égard des stéréotypes, clichés et
autres slogans. Quoi ? la liberté à penser sa vie autant qu'à inventer
le monde.
21/03/2002 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande