Désormais, il est courant d’entendre que le monde est devenu fou ou
bien qu’il est à l’envers, sens dessus dessous. Sûrement parce qu’il a
beaucoup changé et qu’il change de plus en plus vite.
Il se trouve que c’est une thématique du Front national, commune
d’ailleurs à tous les intégristes et fondamentalistes de la
Terre. Oui mais durant les élections présidentielles le Pôle
républicain a également développé cette idée du monde devenu fou. Et le
dernier slogan de campagne du plus jeune candidat trotskiste était :
«Un monde à l’envers, il faut le remettre à l’endroit».
Ces assertions traduisent en réalité une incompréhension radicale de
notre société qui en se transformant construit d’autres repères que
ceux en effet perdus.
Au lieu donc de voir que cette société se modifie vers d’autres
fonctionnements, tout un pan de notre élite intellectuelle et politique
perçoit un recul dans chaque transformation du monde, d’où la
revendication toujours plus partagée de retrouver.
Là encore on croise le Front national dont le chef avait pour slogan
«la France retrouvée» au second tour des présidentielles. Mais
retrouver quoi ? Des relations plus hiérarchisées, un pouvoir plus
autoritaire, une société plus étriquée ? La France des guerres
coloniales, du travail massif à la chaîne, de l’éducation réservée à
une minorité, de l’information contrôlée ?…
Une autre affirmation régressive est que ce monde où «tout fout le
camp» serait en décadence, légitimant ainsi la nécessité de revenir à
un état antérieur pour retrouver un monde qui ne l’était pas. Il est
désolant de noter qu’un mot aussi chargé que dégénérescence, familier
du discours du Front national, fasse aussi partie de la langue du
philosophe Jean Baudrillard, entre autres, qui le décline avec celui de
déliquescence pour qualifier l’évolution en cours.
Parce que des valeurs ont disparu, un large courant de pensée en
conclut que le monde se désagrège. Même Jack Lang dont on reconnaît
volontiers le travail de transformation a pu user de cette phrase :
«Dans une société qui se délite» pour étayer son idée que l’école doit
être un lieu de résistance culturelle. Or parler de résistance, c’est
indiquer que l’on entrevoit beaucoup de mauvaises choses dans tout ce
qui advient et va advenir. Sinon pourquoi ne pas parler
simplement de lieu fondamental de formation, intellectuelle et
culturelle, sachant que l’école n‘est plus le seul, qu’il faut compter
avec internet et les télévisions ?
Si la société se délite, elle le fait par rapport à certaines valeurs
du passé (l’honneur, la cause, l’ethnocentrisme et le patriotisme
national, l’ordre collectif, la charité, le patriarcat, la primauté de
l’ancien…) mais pas par rapport à des valeurs naissantes dont
l’exigence n’est pas moindre : l’éducation justement, l’intelligence,
la parité hommes/femmes, la santé, le bonheur, l’échange, la
solidarité, le multiculturel, la tolérance oui. Et l’intégrité
des corps.
Les agressions sexuelles, du harcèlement au viol, n’étaient souvent
traitées que par des ricanements, en particulier quand la police était
un monde exclusivement masculin. S’indigner qu’il y ait des exclus et
vouloir qu’il n’y en ait plus implique de savoir que les sociétés
antérieures n’étaient en rien culpabilisées de laisser une bonne
majorité de la population sur le bord de la route de l’éducation, de la
santé, je n’ose pas dire de la vie heureuse et épanouie.
S’en libérer de la régression c’est se rendre compte que la
transformation du monde est si grande qu’on finit par croire que tout
est nouveau, même la violence, la bêtise ou les inégalités. C’est
également se rendre compte que nous voyons maintenant le monde nu et
cru dans la transparence qu’apportent les images et les informations.
S‘il faut résister à quelque chose, c’est à tant de phrases imbéciles :
«maintenant les jeunes ne respectent plus rien… maintenant les gens
font n’importe quoi… il y a de moins en moins… il n’y a même plus… etc.»
Là ou il faudrait résister, ce serait pour ne jamais en revenir aux
châtiments corporels. Et au contraire pour en venir à respecter les
enfants comme des personnes si l’on veut être respecté. Ce serait pour
choisir toujours plus de protection contre toutes les oppressions,
toujours davantage de communication et d’intelligence, d’éducation et
de culture.
Une société qui a substitué l’éducation généralisée au service
militaire obligatoire, qui offre la santé à tous, propose la formation
à tout âge de la vie n’est pas en décadence. Un monde qui aujourd’hui
permet à sa jeunesse un accès au savoir, à l’information et à la
communication interindividuelle d’une ampleur que jamais aucune
génération antérieure n’a pu connaître n’est pas un monde en
dégénérescence.
L’extrême difficulté est de continuer, non de revenir en arrière. Ce
qu’il faut intégrer c’est la nécessité qui se fait jour constamment de
la poursuivre cette transformation et non de lutter contre.
Ce mouvement qui nous a conduits progressivement vers la vision
régressive, il est temps de l’arrêter.
25/05/02 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande