LETTRE AU LECTEUR 18
Le coup de Houellebecq//
(Les personnages cités ici sont des
personnages réels de la réalité mis en scène tels des comédiens au
théâtre).
Avec le recul, on doit faire intervenir le cas Houellebecq pour
éclairer le fameux séisme politique du 21 avril 2002, à savoir
l’élimination du Premier Ministre Jospin au 1er tour de l’élection
présidentielle et la présence au second du chef du Front national.
Et, pour cela, repartir de son livre "Extension du domaine de la lutte"
dont on se demandait s’il s’agissait de régression ou bien de
provocation. Pour ma part, je ne pouvais m’empêcher de penser que ce
type se moquait du monde, qu’il savait ce que les gens voulaient
entendre et qu’en conséquence il était prêt à leur en donner autant
qu’ils en voudraient ainsi qu'il le disait lui-même (1). Ce qui
expliquerait ses déclarations tonitruantes reprenant d’affreux
stéréotypes, par exemple sur les femmes musulmanes.
Cependant, il fallait s’interroger sur son insistance à mettre en scène
la misère sexuelle reliée a une théorie réactive selon quoi «le
libéralisme sexuel c’est l’extension du domaine de la lutte». Théorie
bien incertaine puisque la frustration accroit tout autant la lutte,
comme en témoigne une séquence de son livre où deux mecs frustrés
pourchassent un couple d’amoureux, qui plus est, un homme noir et une
femme blanche. En réalité, dans un jeu de conflit de générations,
Houellebecq crachait sur les acquis de mai 68, spécialement sur la
libération des individus, sexuelle et mentale.
Son livre suivant, "Les particules élémentaires", séduit aussitôt toute
une partie de la société qui justement doute du mouvement en avant et
se demande s’il ne vaudrait pas mieux revenir en arrière.
Le coup de Houellebecq se transforme alors en coup de Jospin qui,
rendant visite à Chevènement, hospitalisé au Val de grâce fin 1998, lui
apporte justement en cadeau "Les particules élémentaires". Un coup qui
se révélera de peu de lucidité, car sans en avoir la moindre conscience
Jospin préparait là son propre malheur. L’histoire ne dit pas si Jospin
avait lu le livre, en toute innocence il devait croire que c’était un
livre de qualité, tant il était encensé partout.
Chevènement n’a jamais été un libéral, au sens de souple ou permissif,
mais plutôt quelqu’un qui tout en étant ferme sur des principes peut
revendiquer une pratique allant à l’encontre de ses propres références
idéologiques. Voilà précisément le point de rencontre avec Houellebecq
dont les écrits entraînent paradoxalement vers une sorte de libération
à l’envers.
Chevènement a aimé son livre, il déclarera plus tard l’avoir trouvé
«dur mais bon». Sa lecture a dû le conforter dans ses convictions,
voire lui donner l’impression d’être tombé sur l’auteur qui pourrait
l’inspirer, lui le politique. Posons que le livre a agi comme
libérateur d’un credo progressiste et libéral...
Car ce qui a fonctionné chez Houellebecq c’est la mise en cause de la
libération en général, pour la simple raison que ça n’aurait pas
marché. Avec la conséquence qu’au fond il valait mieux revenir à ce
qu’il y avait de bon dans «l’ancien régime».
La voie était ouverte au discours passéiste, donc aussi au rejet de la
technologie ou de l’informatique, étayé par des affirmations
manifestement fausses, genre : «les télécommunications se développent,
les relations humaines diminuent», qu’avait envie d’entendre tout un
public et, plus précisément, une cléricature intellectuelle sonnée par
l’intrusion technologique.
Au moment du procès qui lui a été intenté à la suite de sa «vanne» sur
l’islam, Salman Rushdie a curieusement écrit que Houellebecq aurait
juste eu le tort de ne pas être consensuel. Bien sûr les réactions ont
souvent traduit un mélange d’intérêt pour l’écriture, habile et
efficace, et de dégoût pour le propos, souvent dégueulasse. Pourtant,
il l’a été consensuel en écrivant ce qu’une partie de la société
voulait entendre, même si ce n’était pas correct politiquement, même si
c’était un peu tabou de l’énoncer. Justement parce que ce n’était pas
correct.
Ainsi Houellebecq va véhiculer une idéologie régressive, centrée sur le
rejet des libérations des années 1970, allant du féminisme à
l’éducation non autoritaire. Et même se poser en rappeur blanc pour
lancer une attaque contre l’islam, à laquelle l’Europe conservatrice
pouvait adhérer en clin d’œil arrière à une époque où elle était sûre
de la supériorité de sa religion. Ce faisant, il n’était pas loin de
jouer dans la cour du Front national.
D’où cela vient ? Comme toute une génération, Houellebecq s’est trouvé
immergé dans l’ambiance de nostalgie trouble des années 90, y compris
de nostalgie du communisme à la mode soviétique. Il a également été
soumis à l’influence des penseurs distillant la haine de la
transformation du monde à travers des pronostics toujours plus
catastrophistes (Virilio, par exemple). Ce qu’illustre assez bien une
déclaration de son éditeur Sorin : "c’est simple voilà un auteur de grand
talent qui se rend compte que la Terre est en train de devenir une
gigantesque poubelle". Vision trop simple égale pas de vision du
tout.
Dans les années 1970 / 80, le principe bien pensant de certains
avant-gardistes était de s’interdire de parler de progrès. Et pour de
vrai beaucoup avaient banni le mot de leurs écrits, sans dommage
d’ailleurs. Mais tout de même, le progrès dans ces années-là comme
aujourd’hui pouvait et peut être défendu (l’eau, les routes, le
téléphone… internet…), sauf que c’était rompre avec l’idéologie
séculaire selon quoi rien de bon ne pouvait venir d’ici bas. En réalité
c’était, et c’est, s’éloigner de la culture de mort puisque le progrès
pose par principe que la vie est possible.
L’opposition au progrès s’est poursuivie par nos temps qui courent, et
chez Houellebecq, dans un discours qui s’est installé comme une
évidence : ce qui arrive maintenant est le pire, même si c'est plus
mou, donc encore plus insidieux et pour tout dire plus dangereux. De
là, Houellebecq sloganise qu’il est l’écrivain de la souffrance
ordinaire en se montrant l’écrivain des clichés ordinaires: «les choses
en sont venues à un point» écrit-il, alignant des répliques bien
faibles intellectuellement: «La société dans laquelle je vis me
dégoûte… l’informatique me fait vomir… ce monde a besoin de tout sauf
d’informations supplémentaires»…
Retour à Chevènement qui, ayant macéré la prose houellebecquienne, se
remet quasi miraculeusement. Après un long suspense sans surprise,
Chevènement démissionne du gouvernement Jospin. Deux années plus tard
se présentant à l'élection présidentielle, soutenu bien entendu par
Houellebecq, il évangélise sur la libération à l’envers jusqu’à des
remises en causes troublantes, en tout cas prend à Jospin quelques
pourcents des voix qui lui auraient permis de rester dans la course.
Joli coup de Houellebecq qu’on comprend mieux grâce à un article publié
début 2003 dans Le Figaro, quoique survenant bien tard. En effet s’il
avait été écrit à la sortie des "Particules élémentaires", ce texte
intitulé «L’homme de gauche est mal parti» aurait constitué un sérieux
avertissement pour Jospin, et ses conseillers lui auraient sûrement
déconseillé d’offrir ce livre à Chevènement…
Houellebecq y cible clairement toute démarche de civilisation qu’il
nomme «la bonne pensée unique et, par convention de langage, la
gauche». Arrogant d’autosatisfaction («nous sommes les meilleurs»), il
embarque avec lui un certain nombre d’auteurs (Finkielkraut, Taguieff,
Dantec etc.) pour former une sorte de rétro-garde, comme on disait
avant-garde, toute tournée contre une pensée de modernité. Et ce
jusqu’au déni : «S’il faut absolument parler de la modernité, ce dont
il m’arrive de douter»…
Non sans ambiguïté il colporte en fait une tendance omniprésente
--celle du retour, du repli et de la méfiance plus ou moins
paranoïaque-- qui s’appuie sur le cliché favori des intégristes selon
quoi le monde serait à l’envers. Hélas sans la distance qui permettrait
de se demander si ce n’est pas cette tendance majoritaire qui l’est à
l’envers.
Ainsi le coup de Houellebecq se découvre être une entreprise réellement
plus régressive que provocatrice, au fond mécaniquement intégriste.
Son erreur historique est d’occulter la lucidité que nous avons déjà.
(1) phrase reprise dans le Figaro du
14/08/2008: ... "Si tu veux avoir des lecteurs, mets-toi à leur
niveau! Fais de toi un personnage aussi plat, flou, médiocre, moche et
honteux que lui. C'est le secret..."
2003 / tous droits
réservés / texte reproductible sur demande / m.
à j. 24/12/2014
accueil lettre au lecteur