Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 33

L'Atelier numérique et ses rétifs //


Je découvre l'Atelier numérique, je le perçois tout de suite comme un lieu de luxe. Déjà parce qu'il n'existait pas avant-hier dans son concept, ni hier dans sa réalisation.
C'est une extension de la Bibliothèque de Versailles où ne se trouve aucun livre, quelques journaux quand même pour orner un très ingénieux décor en bois. Son organisation fait penser à celle des salles de travail de bibliothèque, mais avec des ordinateurs sur les tables dont on peut se servir pour consulter en ligne ou utiliser des DVD à la demande.
Le lieu est fréquenté par des gens très différents, d'âge, de milieu et de préoccupation. J'avance qu'ils pourraient très bien opérer ces consultations depuis chez eux ou depuis un cybercafé, on me dit que tout le monde n'a pas des moyens numériques et qu’en plus c'est bien pour le lien social...
Je pense que c'est un lieu de luxe. Que seul un pays riche peut se permettre un tel investissement...

A mon tour de parler, j'affirme cette évidence que dans les années 1980, il n'y avait pas de technologies de l'information et de la communciation (TIC). Tout était analogique, rien n'était numérique, à ma connaissance.
Ainsi Marguerite Duras (sujet de la soirée de ce 19/06/2013*) ne pouvait pas être numérique. La technologie, pour elle, c'était la voiture, la télévision, les caméras et magnétophones, et aussi le téléphone qu'elle utilisait facilement.
Je ne crois pas qu'elle ait jamais eu un répondeur qui à cette époque était aussi gros qu'une sacoche d'attaché.

Un souvenir me submerge d'une "histoire" (avec MD) de répondeur que j’avais oublié de brancher, à une période où j'avais été absent, durant laquelle en tout cas elle avait cherché à me joindre, sans que je le sache. Je l'avais appris des semaines plus tard...
Je me souvenais d'en avoir fait état dans mon roman. Donc je tape <répondeur La Fiction d'Emmedée> sur Google livres, et j’obtiens le mot répondeur à la page 153 du livre qui narre cette épisode.
Maintenant, les répondeurs sont en ligne, dématérialisés. S'ils avaient existé à ce moment-là, je l'aurais rappelée dans la soirée ou le lendemain et ma vie en aurait peut-être été changée. En tout cas ma vie de cinéaste !
Désormais, on ne peut plus filmer au cinéma des scènes que des cinéastes tournaient dans les années 1960/80 : monter en plans alternés deux amants, qui se trouvent à distance, en train de s'appeler au téléphone en même temps, provoquant le fameux signal « occupé », sans qu'ils puissent savoir que l'autre avait cherché à le joindre...

Cependant si MD ne pouvait pas être numérique dans les années 1980, elle l'était en réalité pas tellement moins que beaucoup de gens en place d'aujourdhui qui, natifs digitaux ou pas, sont des "rétifs numériques".
Et il y a en particulier beaucoup de rétifs au numérique parmi les gens en position de pouvoir, pas forcément politique. Certains en refusent la pratique, d’autres s'y opposent rageusement, parfois dans le silence, parfois dans la déclamation, ici dans un billet, là dans une note. D'autres encore sont carrément des « handicapés informatiques », sans le reconnaître, ou en l'avouant comme l'a fait dans sa chronique sur France Culture le philosophe enseignant Finkielkraut.

Sans avoir pu être numérique, MD était quelqu’un qui savait dénoncer les aliénations sociales ou culturelles, dans ses romans, et par exemple mettre en scène avant l'heure la libération de la femme. On souhaiterait que les rétifs numériques compensent leur handicap par un travail positif d'analyse de leur temps plutôt que de s'adonner à leur tendance naturelle au conservatisme général.

Aujourd’hui, à l’instant, les TIC et le numérique sont en omniprésence croissante. Ils transforment notre vie de chaque moment.
Sans doute modifie-t-il la façon d’écrire autant que de lire, au moins chez les praticiens du numérique.
Il y a notamment un privilège donné à l'information. Peut-être même qu'une nouvelle syntaxe s'élabore, marquée par l'utilisation corrélative de divers temps, de diverses instances...

Dans Les Voyageurs modèles (Comp'Act 2002 p. 166), je proposais de « se représenter deux photos instantanées que l'on aurait prises, l'une dans l'intérieur de nos arrière arrière grands-parents, l'autre dans les intérieurs récents».
Les intimes ou autres chercheurs qui se rendent dans l’appartement de la rue de Rennes où ont été transportés les meubles (de MD) qui étaient rue Saint Benoît, peuvent d’ailleurs être saisis de l’empreinte du temps qui s'en dégage. Et qu'ils ne ressentent pas ou guère à la lecture de ses écrits !

Je propose de considérer des images d'une rue des années 1930 et celles de maintenant, 2013. Pour voir dans ces dernières des gens converser au téléphone, lire leurs messages, consulter un plan, prendre des rendez-vous en marchant, s’arrêter pour consulter les horaires de trains, de cinéma ou de piscine...

« Ce sont deux mondes qu'on percevrait ainsi, sans parler d'esthétique mais seulement d'orientation de vie. » (id p. 167)

L’atelier numérique n'est plus dans ses murs. Il est dans la rue, partout.


* en compagnie de Joëlle Pagès-Pindon et Catherine Gottesman



18/07/2013  tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m.à j. 19/07/2013

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