LETTRE AU LECTEUR 6
Nouvelle frontière pour l’humain //
Pourquoi chaque nouveauté devrait-elle être perçue comme un potentiel
de dangers, et non comme une hypothèse d’accroissement du possible?
Il en est ainsi d’internet par rapport au livre. Beaucoup en dénoncent
les dangers, au point que des parents hésitent à s’y connecter croyant
sincèrement que c’est dangereux pour leurs enfants.
Les critiques les plus virulentes étant généralement émises par ceux
qui n’utilisent pas internet, on peut penser que ces dangers prétendus
existent déjà dans la réalité, celle de la vie et aussi celle des
médias. Par exemple, sur ces télévisions généralistes qui diffusent
semaine et dimanche des séries où la violence est valorisée, voire
exacerbée tout comme au cinéma qui bénéficie pourtant d’une image
culturelle positive. Ou dans cette «presse» qui, pour se vendre,
inflige aux passants de la rue, petits et grands, la lecture
d’affichettes annonçant les crimes de préférence les plus abominables.
Bien sûr on pourrait craindre qu’internet amplifie des tendances
existantes, à la mesure de la liberté qu’il offre. Mais n’est-ce pas au
fond cette liberté des individus qui est davantage redoutée, en ce
qu’elle risquerait de bousculer un ordre et sûrement des hiérarchies en
place ? Il serait en tout cas bien simplificateur de réduire le réseau
aux seuls sites pornographiques, de même qu’on ne qualifie pas de
pornographique une boutique de presse parce qu’elle a un rayon de
revues X. Ce serait surtout inexact tant y sont diversifiées les
possibilités de choix et de recherches.
C’est d’ailleurs l’immensité de ces possibilités qui provoque les
premières objections. A quoi nous servirait de pouvoir lire 500
journaux chaque jour, disent les uns, comme si on s’imposait de lire
les 40000 livres paraissant chaque année en France. Internet donne en
effet la possibilité de consulter de par le monde les journaux de son
choix, à la manière dont on écoute quatre ou cinq radios sur la
cinquantaine disponible. Tout comme chacun retiendra en «préférences»
une vingtaine de chaînes lorsque chacun pourra capter deux cents
télévisions ou plus.
On ne peut être intéressé par la totalité du monde, affirment les
autres, d’ailleurs nous sommes déjà sur-informés! Peut-être qu'au
contraire on va découvrir, à la réflexion, que nous étions jusqu’alors
manifestement sous-informés, tandis que dorénavant avec l’extension des
sources d’information nous commençons à être «informés».
Ce que l’on constate en "navigant" sur internet, c’est l’omniprésence
de l’écrit. Et ce n’est pas une mince surprise pour qui se souvient que
dans les années 1970/80 il était courant d’annoncer sa
disparition au profit de l’image. C’est aussi une observation
essentielle, car cela signifie qu’internet est un nouveau support pour
l’écrit. Qu’en conséquence l’écrit dispose d’au moins deux supports, le
papier et le numérique. Or ces supports sont si différents que
l’éventualité d’une concurrence s’efface devant celle de la
complémentarité, dès lors on entrevoit la perspective d’un nouveau
développement de l’écrit.
Avant la naissance de l’écriture, il n’y avait pas d’écrit, réalité
difficile à se représenter de nos jours. Ensuite, au fil des temps,
l’écrit s’est inventé différents supports, puis s’est formidablement
développé à travers le livre imprimé. En tout cas lorsque la lecture
n’était pas méprisée contrairement au «travail», là où on n’accusait
pas de consommer de la «lumière» ou bien de s’abîmer les yeux, là où
l’imprimatur, visa de contrôle de l’église, était accordé. Là enfin où
les bibliothèques existaient et n’étaient pas fermées à clef pour en
empêcher l’accès aux enfants.
En cette fin de siècle, le livre bénéficie d’un prestige général,
jamais il n’en a été autant édité, vendu et finalement lu, et on le
défend globalement au delà même du fait que beaucoup de livres ne sont
pas forcément bons, esthétiquement ou moralement. De plus, personne
n’accuserait un lecteur effréné d’en oublier de parler à son voisin.
Sur internet la présence de l’écrit relève d’une mise à disposition du
savoir, on peut y consulter ou commander presse, radios, livres,
musiques, images et références en tous genres puisqu’il recoupe
l’ensemble des médias. Et on peut y chercher une précision, un article,
une biographie, un texte intégral, une donnée technique, un
renseignement autant qu’un enseignement… que l’on trouvera dans la
profusion grâce aux hyperliens. Car internet est un média qui ne
retient pas l’information, il a tendance à la livrer, à en favoriser la
diffusion autant que l’éclosion, à ne pas la faire traîner ni à en
empêcher la délivrance pour des raisons d’inscription, d’horaire ou de
statut du demandeur.
Internet est aussi un média fait pour publier, c’est à dire pour écrire
et transmettre, notamment à travers la création de sites. En cela il
devrait assouvir l’immense désir d’écrire qu’éprouvent tant de gens,
sans compter l’immense désir d’exister que cela recouvre
vraisemblablement… Il pourrait donner aussi une nouvelle autonomie à
l‘auteur par rapport aux institutions, voire offrir des issues à
l’inventeur embarqué dans une démarche audacieuse ou nouvelle.
Ainsi l’individu multiplie ses sources d’informations, choisit parmi ce
qui lui est proposé, tente de trouver ce qu’il recherche, envoie
éventuellement de l’écrit : texte, image, son. Et se retrouve être une
sorte de chercheur actif, qu’il soit étudiant ou ingénieur, parent,
collectionneur, artisan isolé ou amateur singulier... Certains parlent
à ce propos d’individualisme, sans percevoir que cela participe plutôt
d’un mouvement général d’individuation.
Mais il y a le risque de diffusion d’informations fausses,
ajoutent-ils. Là encore il s’agit d’un danger existant avant internet.
De la rumeur, toujours plus efficace qu’un raisonnement rigoureux, aux
écrits les plus partiaux qualifiés «de conviction», aux clichés
colportés qui finissent par devenir informations, jusqu’à la dérive de
certains médias happés par une logique de l’offre.
L’important est d’évidence le développement de l’écrit, car c’est la
perspective du développement de l’humain, de son développement culturel
et mental, du développement de son intelligence et de sa technique.
L’écrit n’est pas seulement un moyen de transmettre, mais lieu de la
création, de l’invention et de l’inventivité humaine. Ainsi peut-on
dire que la pratique de l’écrit numérique participera à un nouveau
développement de l’écrit, à travers le courrier, qui s’essoufflait en
son mode classique, et bien davantage par la multiplication de textes
sous forme de sites, de livres numériques et, toujours, de livres
imprimés.
Internet ne menace donc pas le livre papier, il devrait au contraire en
accroître la vente et la diffusion. Ce qui menacerait le livre à terme
serait qu'il devienne un refuge de l’anti-modernité ou, précisément, le
lieu de la culture nostalgique et seulement de celle-là.
L’avènement de l’écriture a provoqué la modification du monde, celui
d’internet en poursuivra l’effet, puisqu’il représente un accroissement
du possible de l’écrit. Un accroissement sans limite, on peut déjà
trouver sur internet bien plus d’écrits que dans toutes les
bibliothèques du monde, sans obstacle de distance ni de temps ni de
stockage. Luxe de pays riches? peut-être que non, la relative
simplicité de la connexion et son faible coût, autant que la
dématérialisation de l’archivage devraient permettre aux pays pauvres
de «passer» des étapes.
Tandis que des auteurs continuent de proclamer la fin de tout, de la
morale et de la littérature ou des grandes aventures, et cætera et
cætera, on a envie de dire, sans pouvoir affirmer que Dieu pourrait en
être satisfait, qu’en opérant des liens possibles entre tous les
humains sur la Terre, le réseau redouble le processus d’extériorisation
qui a fait l’homme.
Ainsi cette frontière repoussée pour l’écrit annonce-t-elle une
nouvelle frontière pour l’humain.
19/09/1999 / tous droits réservés /
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