LETTRE AU LECTEUR 8
Contre le rétro-gardisme //
suivi de: La
disparition du pain
Il y avait jusque dans les années 1980 un courant nommé
l’avant-gardisme qui dominait la classe intellectuelle et littéraire.
Il se traduisait par une volonté d’expérimenter, de créer, d’inventer,
voire de forcer le réel. Il a fini par agacer tout le monde et puis à
s’agacer lui-même.
Depuis les années 1990 s’y est substitué ce qu’il faut nommer le
rétro-gardisme, car ce courant n’est plus orienté vers l’avant bien
qu'il occupe le devant de la scène. Une partie du milieu intellectuel,
littéraire ou philosophique s’y retrouve, les anciens opposants à
l’avant-gardisme et aussi des anciens avant-gardistes, et une nouvelle
tendance - houellebecquiste ? – fondée essentiellement sur l’opposition
à l’idéologie de libération de mai soixante-huit.
Le rétro-gardisme se caractérise par un rejet de la société de notre
époque fondé sur la certitude qu’auparavant la société était meilleure,
ou plus cultivée, ou plus prospère, en tout cas plus humaine.
Démontrant par là une étonnante capacité d’oubli de la réalité du
passé.
Deux exemples parmi tant de déclarations: Viviane Forrester : «on en
est revenus à des situations médiévales, sans en avoir les avantages».
Pierre Bourdieu : «il n’y a pas de quoi rire, l’époque n’est
vraiment pas drôle». A quoi l’observateur incrédule réagit en se
demandant quelle époque l’était, drôle, pour les peuples.
Ce rejet s'accompagne de l'annonce ou de la menace de la fin de tout,
reprenant une opinion répandue selon quoi les choses vont dans le
mauvais sens ou, plus prosaïquement, que «ça va finir par péter».
Parfois l’annonce catastrophiste est ambigüe. Ainsi Jacques Attali,
après avoir vanté les mérites de la nouvelle économie, nous prédit un
nouveau moyen âge. Il est vrai qu’il précisera pronostiquer un
moyen-âge de gestation. De toute façon, le moyen âge même nouveau
pourrait-il en quoi que ce soit correspondre à notre monde ?
La particularité du rétro-gardisme est de ne jamais considérer
positivement les données fortes de l’époque. Rien des formidables
nouveautés de ce monde qui auraient pourtant subjugué beaucoup de
penseurs et de philosophes du passé n’est retenu. Au contraire, tout ce
qui est moderne est décrit négativement. Ainsi la condamnation de la
technique par Alain Finkielkraut «au nom de la supériorité de l’esprit
sur la matière», amène ce philosophe au «refus d’adhérer dans
l’enthousiasme à la révolution informatique et de s’équiper en
conséquence». Il s’autorise cependant à qualifier d’horreur la toile
internet, à la manière dont nos ancêtres ont pu rejeter le chemin de
fer, c’est à dire avant de l’avoir utilisé.
En général, cette vision négative se manifeste par l’instillation dans
la phrase de jugements définitifs. Chez Lydie Salvayre : «J’ai lu un
article sur la mémoire numérique, laquelle viendra, c’est fatal,
exterminer la nôtre (…) J’essaie de m’imaginer sans mémoire (…)
abêtie en somme». Assertion qui laisse pantois l’observateur attentif
pour qui la mémoire numérique permet au contraire d’étendre sa propre
mémoire.
Chez Michel Houellebecq : «Les moyens de télécommunications progressent
: (…) les relations humaines deviennent progressivement impossibles»…
Le caractère pour le moins paradoxal de ces jugements pousserait à
penser que leurs auteurs vivent hors de tout réel.
Rappelons ce que disait Paul Virilio en 1992 : «Les technologies visent
à éliminer la nécessité même de se mouvoir, c’est un élément fatal de
développement de nos sociétés, on va vers l’inertie». L’observateur
médusé voit bien que, l’an 2000 passé, il n’y a jamais eu autant
d’échanges, de rencontres, de déplacements, de transports, tandis que
se répand massivement l’usage de ces technologies.
Examinons les arguments utilisés par tel ou telle, par exemple pour
travestir la communication en «délation généralisée», ou pour démontrer
la supériorité de la conversation sur la communication, au moment où
une étude internationale nous rapporte que plus de 80 % de la
génération 2000 juge positivement la mondialisation associée à la
communication.
Entendons le cri d'Annie Lebrun: «qu'est-ce qu'une civilisation qui ne
sait pas ce qu'est le goût du pain», cri tout bonnement
incompréhensible pour qui fréquente de nos jours les boulangeries...
Ecoutons Philippe Sollers se demander doctement s’il existe encore des
gens heureux, au moment où des enquêtes montrent qu’en forte majorité
les Français se déclarent heureux.
En littérature, c’est la pureté de la langue qui est revendiquée au
premier rang jusqu’à conduire, assez mécaniquement, à la défense de la
pureté, toute aussi illusoire, des races ou des nations, comme par
exemple chez Renaud Camus. Ou bien c’est une exacerbation dans la
défense de la langue, alors se multiplient les formes archaïques, des
accents circonflexes apparaissent là où il n’y en avait pas, des passés
simples se renforcent qui ne devraient pas l’être etc. Comme l'écrit,
l'air soulagé, le critique Patrice Kéchichian: "nous sommes (revenus)
dans le roman traditionnel... avant l'ère du soupçon de Nathalie
Sarraute".
Le grand rail du développement du rétro-gardisme est une formulation
basée sur le «on». A travers des phrases-type comme : «on voudrait nous
faire croire que… on voudrait nous imposer d’être positif, on voudrait
nous forcer au consensus…», ainsi de suite.
Qui est donc ce "on" pour ceux qui le déclinent partout où ils en ont
le pouvoir?
Une explication peut se chercher dans l’emploi particulier de
l’expression <ultra-libéralisme> qui, prononcée avec une
intonation renforcée, signifie bien davantage qu’accuser la logique des
marchés financiers, le cynisme des détenteurs de fonds ou l’absence de
régulation etc. L’expression ultra-libéralisme, tout comme l’usage de
ce «on», paraît alors désigner une autorité porteuse d’intentionnalité
mauvaise dont le projet serait de saccager l’ordre ancien.
Il faut observer que la dénonciation incantatoire de
l’ultra-libéralisme voisine parfois avec le rejet du libéralisme (pas
encore qualifié d’ultra?) dans le domaine des mœurs ou de l’éducation
par exemple. Il y a alors quelque chose de réactionnaire dans ce
rétro-gardisme dont les développements se ramifient dans bien d’autres
circuits. Notons la critique autoritaire de la mondialisation
interdisant même de se réjouir de la beauté de l’idée d’une seule terre
ou d’une seule humanité. Ou l’utilisation de mots tels que pollution ou
contamination pour indiquer la présence d’OGM parmi des «OG non M»,
voire la confusion opérée entre maladie ESB et technologie OGM
rappelant les différents obscurantismes historiques…
En définitive, le rétro-gardisme traduit un désir de divorce d’avec la
pensée consciente, comme l’écrit Lydie Salvayre: «Si ce que nous
souhaitions en secret c’était, précisément, cela, d’oublier, (…)
oublier de penser… oublier l’Histoire… l’humain… tout ce qui accable?»
Il correspondrait en somme à une forme de régression, tant dans le
rejet de la libération que de celui de la lucidité.
C'est par conséquent l’intelligence, pourtant la grande utopie de ce
temps, qui est directement menacée par le rétro-gardisme. Parce que
dans chaque nouveauté il veut voir une diminution du possible au lieu
de son accroissement. Et qu’en cela il empêche de considérer
l’immensité du champ nouveau des possibilités.
La
disparition du pain //
Sur France Culture, Guy Scarpetta donne en exemple de propositions
avancées par Guy Debord qui se seraient réalisées, celle de "la
disparition du pain". Bien sûr la consommation du pain a fortement
diminué, à la faveur d'une diversification alimentaire. Cependant
quiconque se rend aujourd'hui (en France et aussi ailleurs) dans une
boulangerie ne peut affirmer que le pain a disparu ni qu'il a été
remplacé par un ersatz chimique comme l'affirme ce même Scarpetta. Il y
a d'ailleurs là une ignorance, car si le pain a été noir jusqu'au 19ème
siècle puis tout blanc dans les années 1950/60 c'était en raison de la
faiblesse des techniques de raffinage de la farine. Celles-ci ont bien
changé et permettent désormais de fabriquer des pains de toutes les
céréales et de tous "grains" de farine.
Le pain n'a donc pas disparu au sens nostalgique, ceci ne mettant pas
spécialement en cause Guy Debord, sauf peut-être dans l'importance
accordée au pain, plus ou moins présent selon les sociétés. Dire quand
même qu'il est ridicule d'ériger cet homme en gourou jusqu'à vouloir
démontrer que tout ce qu'il a pu prédire se verifie.
20/11/2000 / tous droits réservés / mise
à jour 29/09/2006
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