L'homme toujours seul face au chant des
sirènes (1)
La tentation est grande d’imiter Ulysse qui bouchait les oreilles de
ses marins et se liait pieds et mains pour rester insensible au chant
des sirènes. Bien sûr, sa crainte à lui était qu'elles l’entraînent sur
les rochers, donc au naufrage et à sa perte.
Ici, aujourd’hui, ce ne sont pas les rochers que l’on craint, mais le
mur, d’aller droit dans le mur. L’expression est affirmée sans mesure
dans la plupart des discours : l’humanité va droit dans le mur !!!
Et plus la phrase est répétée, plus l’affirmation se renforce.
Beaucoup d’entre nous en effet ont tendance à penser que la modernité,
les technologies nouvelles et tout ce que notre monde apporte de
nouveau serait une sorte de chant des sirènes auquel il ne faudrait pas
succomber.
Mais métaphore n’est pas raisonnement.
Comment mettre en balance l’accroissement de la connaissance -au fond
la modernité- et la limitation de la connaissance ?
A l’image de ce que nous montre Joerg Huber. Ces immeubles
fantomatiques, photographiés à l’infrarouge pour détecter les
déperditions d’énergie et déceler précisément là où il y en
a. Sans cette technique apportant la connaissance qu’on
n’avait pas, on ne saurait rien ou peu de la déperdition
d’énergie.
Il en est de même des instruments de mesure qui depuis les années 1990
nous indiquent les niveaux de pollution de l’air, qu’en général on
ignorait, avec une précision qui ne cesse de s’affiner au point que les
résultats ne peuvent guère être confrontés aux données du passé, faute
de précision équivalente.
Les électrons existaient bien entendu avant qu’on les découvre,
pourtant ils n’existaient pas à notre connaissance. Tout comme les
virus. Mais voilà qu’on en repère régulièrement des nouveaux, sans que
l’on puisse savoir si nous découvrons des virus qui existaient déjà ou
s’ils se développent de plus en plus ainsi que le font les humains.
En tout cas leur existence apparemment proliférante nous fait peur.
Alors la tentation pourrait se faire jour de fermer, non plus nos
oreilles, mais notre pensée à la connaissance. Et effectivement une
tendance lourde se dessine pour se détourner des connaissances
nouvelles. Et aussi de la lucidité. Sans doute parce que cela peut
faire mal de savoir.
D’ailleurs l’humanité a depuis toujours préféré les certitudes à ce qui
paraît décrire une réalité. Elle a souvent préféré les fables, les
légendes, les contes à rebours de la vérité. Ou de la connaissance.
Ainsi de nos jours des thèses manifestement fausses ou bien des
discours vraiment trop catastrophistes emportent l’adhésion du grand
nombre. Des propositions aliénantes sont reprises comme
libératrices.
Il nous faut justement résister à ces chants de sirènes qui nous
serinent des prédictions infantiles ou mortifères.
Parfois la tentation serait de ne plus rien entendre du bruit du monde,
de ne plus entendre les nouvelles du monde, de ne plus écouter les
fameuses informations... Encore que c’est difficile de passer à côté,
le choix n’étant plus d’être dans le désert ou bien dans la profusion
de l’information. Puisqu’on peut recevoir de l’info partout.
Sauf là où il y a interdiction et que du coup nos oreilles sont fermées
d’autorité.
Qu’est-ce donc le silence désormais, puisque tout un chacun s’accorde à
penser qu’il n’y plus de vrai silence ?
Le silence serait le zéro information, la langue de bois, le
fonctionnement à vide, la répétition des clichés, les stéréotypes
érigés en vérité…
Chacun en a fait l’expérience, le silence c’est aussi quand survient un
arrêt de connexion à internet et qu’on se sent totalement perdu
tellement on est habitué à y être relié.
Car une fois la communication interrompue, le silence prend la forme de
la voûte sombre qui se referme sur nous, telle une chape de plomb.
Si le chant des sirènes est pour certains celui de la modernité, que
serait l’absence de modernité, sinon une sorte d’arrêt mental?
Est-ce que le silence de la modernité ne serait pas tout simplement
dramatique si l’on considère la montée actuelle des tendances
intégristes sur toute la Terre ?
Et les sirènes auraient en effet une arme encore plus terrible que leur
chant.
Pour comprendre quelque chose à notre monde, nous avons la possibilité
d’aller rechercher comment on faisait à l’époque d’Ulysse, et avant
encore, ou bien de se tourner vers le plus étonnant de notre temps. Par
exemple, entre autres, la dématérialisation progressive des supports de
mémoire conjointe à l’accroissement constant de leur capacité…
N’empêche que, comme Ulysse il y a longtemps, l’homme semble toujours
seul face au chant des sirènes.
(1) in catalogue exposition Joerg Huber, Progetto
Spinelli, Kaplan's project n°3, Naples, automne 2006
2006 / tous droits réservés
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