Catherine Gottesman : Sur le programme, nous vous avons présenté comme le faisait Marguerite : «JPC ne fait qu’écrire et vivre». Pouvez-vous nous dire si c’est encore vrai, et puis nous donner quelques détails sur ces écrits ? Nous n'en demandons pas sur la vie, enfin pas tout de suite…
JPC :
Vous me demandez de me présenter en somme. Donc je dirai que
je suis écrivain et je vais essayer de vous raconter en
quelques mots cette naissance d’écrivain à travers ma
rencontre avec Marguerite Duras.
Je
l’ai connue dans un festival de cinéma où je
présentais un film qui s’appelait, et qui s’appelle
toujours d’ailleurs, Narcisso-métal. A la sortie de
la projection, Marcel Mazé, le directeur du festival, m’a
présenté à Marguerite Duras qui m’a dit «c’est
un film d’écrivain». Je lui ai répondu oui
que j’écrivais, alors elle m’a dit de lui envoyer un manuscrit
chez elle, rue Saint Benoît, à Paris.
Bien
sûr je l’ai fait rapidement et il en est advenu que, quelques
mois après, un livre est sorti aux éditions de Minuit
qui s’appelle Rauque la ville avec une préface de
Marguerite Duras.
Je
vais continuer de vous raconter cette histoire pour arriver à
une anecdote qui concerne la question de «qui on est?».
L’année
suivante je suis retourné au festival d’Hyères, j'y
faisais une émission pour France Culture, intitulée «le
désir de cinéma», Marguerite Duras était
invitée également, et nous
avons commencé là pour «Les nuits magnétiques»
les «Entretiens avec Marguerite Duras» que j'irai
enregistrer à Trouville à l’automne.
Ces
entretiens ont été diffusés chaque soir, du 27
au 31 Octobre 1980, sur France Culture, puis ils ont été
un petit peu oubliés, puis retrouvés. En fait ils
avaient été stockés avec une autre émission
qui un jour a été rediffusée, provoquant en même
temps leur première rediffusion. Puis en 2006, pour les dix
ans de la mort de Marguerite, une nouvelle diffusion a été
faite dans le cadre de l’émission «Les mémorables»...
Il
se trouve que, peu après
la 1ère diffusion de ces Entretiens, Marguerite Duras m’avait dit : «Il faut qu’on
fasse quelque chose avec ça!».
Ces
entretiens, moi j’y avais travaillé tout de même pas
mal et je ne voyais pas très bien sur le moment ce qu’on
pouvait faire de plus. Elle en avait reçu une copie de Radio France et un jour j’ai eu la surprise de voir
qu’elle était en train de les retranscrire elle-même,
avec un petit magnéto-cassettes, au stylo à plume... du moins,
elle avait commencé.
J’en
ai d’ailleurs ici plusieurs pages, -je ne sais pas si je vais
arriver à vous les montrer avec ce micro-, que je suppose on
doit très bien voir de loin...
Quand j’ai retrouvé ces pages, dont certaines ont été
dactylographiées, j’ai constaté qu’entre
les deux diffusions, la séquence du tout début avait
été enlevée, celle que j'appelle
l’épisode de la vieille dame de la rue de Londres à
Trouville...
Ce
qui est touchant, c’est que non seulement Marguerite avait
retranscrit, mais, comme vous le voyez, -là aussi ça se
voit très bien de loin je pense-, elle a annoté,
supprimé et même ajouté d’autres mots, d'autres
phrases.
Alors
l’histoire de la vieille dame de la rue de Londres à
Trouville commence comme ça :
Je
lui dis «j’ai bien aimé cette histoire de dame dont
vous me parliez ce matin, vous l’avez rencontrée comme ça
?». Marguerite répond «c’est moi qui lui ai
adressé la parole»...
Vidéo de Gilles Gottesman
Joëlle Pagès-Pindon : C’est une expérience singulière et forte que de se retrouver devant un écrivain qui a dialogué avec ce personnage producteur d'imaginaire, de romanesque comme vous le dites dans La Fiction d’Emmedée, qui est Marguerite Duras... Alors, le titre de votre livre, c’est la preuve que c’est votre personnage de votre fiction à vous, alors que certains disent Duras, d’autres Marguerite, d’autres encore s'en tiennent aux initiales M.D., comme Yann Andrea... Et puis vous, c’est autre chose, dans ce «Emmedée», on entend «aime», on entend beaucoup de choses...
- Extraits, pages 137/138 , de La Fiction d'Emmedée, lus par Aurélie Houguenade… (« Un jour elle a eu envie de savoir vers quoi allait ma préférence, vers quel livre, vers quel film ?.../... Et après un de ses silences exemplaires: Vous vous trompez, vous confondez avec une autre... Vous savez, c'est que des fictions mes trucs ! »)
JPC :
Merci beaucoup Aurélie, j’aimerais bien que vous en lisiez
un autre passage tout à l’heure...
En
fait c’est quand j’ai trouvé ce «prénom»
que j’ai eu une première «vision» du livre. Je cherchais un prénom
un peu romanesque, elle, elle l’était suffisamment pour que
le livre s’enclenche, d’un autre côté je ne voulais
pas trop l’impliquer en la nommant «Marguerite
Duras», d’autant que ce livre a été écrit
dans les années 1995, avant sa disparition, -je l'avais terminé
quand elle est morte en 1996, même s'il a été
publié au début de l'année suivante...
Emmedée
donc, ainsi j’ai pu me mettre à écrire ce livre que
je revendique comme un roman dont le personnage principal est
Marguerite Duras.
Mais
souvent on m’a demandé, est ce que ça raconte
vraiment la vérité si c'est un roman? Ou bien, est-ce
que c'est un roman puisque je raconte ma rencontre avec elle et puis
un certain nombre de choses que nous avons fait ensemble.
Là
je me réfère à ce que vient de lire Aurélie
sur la fiction, en fait tout est de la fiction, oui voilà,
mais ça ne veut pas dire que ce que j’ai raconté
n’est pas vrai, peut-être qu’il y a beaucoup de choses que
la fiction a inventées, mais elles sont complètement
vraies, comme elle disait.
Et
je voudrais relier ça à une petite anecdote. Il y a
deux ans, j’ai été invité par la mairie de
Trouville à participer aux Rencontres Duras, et j’ai lu
des extraits de ce livre La Fiction d'Emmedée, un
dimanche matin, à 11 heures, dans le cinéma du Casino.
Quelques semaines après, on m’a envoyé des coupures
de presse où j’ai pu lire qu'une comédienne avait lu
des extraits de La Fiction d'Emmedée, un dimanche
après-midi, dans le hall du grand hôtel des Roches
Noires...
Bon,
ce n’est pas tout à fait la même chose... Je me suis
dit que ça n’avait pas beaucoup d’importance, je n’ai
pas pensé une seconde que ce journaliste avait mal fait son
travail etc. Non, il m’est venu tout de suite que finalement,
peut-être ça aurait été une bonne idée
que je lise des extraits de La Fiction d'Emmedée dans
le hall des Roches Noires, où habitait Marguerite Duras. Parce
qu’en effet j’aurais lu un passage que je n’ai pas lu ce
jour-là, et que je vous propose, Aurélie, de lire, si
vous le voulez bien, c'est à la page 66...
- Extraits, pages 66/67, de La Fiction d'Emmedée, lus par Aurélie Houguenade («C'est André qui a ouvert la porte. Il n'a fait état d'aucune surprise en me voyant.../... d'ici on peut distinguer une autre mer au-delà de l'estuaire du fleuve.»)
JPC :
Par exemple, cette dernière phrase, je ne crois pas que
Marguerite l’ait dite la première fois où je suis allé
la voir. Mais que peut-être elle m’a dit une autre phrase de
ce genre, puis encore une autre à chaque fois que nous y
sommes passés, parce que nous y sommes allés plusieurs
fois dans ce hall du grand hôtel des Roches Noires. Et donc il
y a eu une sorte d’accumulation et de synthèse qui s’est
opérée entre différentes séquences ce qui
me permet de dire là, que en effet la fiction peut ajouter à
la réalité, en tous cas à la conscience que l’on
peut en avoir.
Frédérique Lamothe : Alors justement pourquoi ne pas être allé carrément plus loin? Pourquoi ne pas avoir utilisé une histoire ou un personnage de Marguerite Duras pour en faire quelque chose qui soit carrément dans la fiction, puisque ça s’appelle La Fiction d’Emmedée ?
JPC :
Mais je crois que c’est carrément de la fiction! Pas dans
une perspective de réduction mais au contraire de création
de vie... Oui, justement, parce qu’il y a beaucoup de situations
qui n’ont jamais existé, mais qui auraient pu, et sans doute
c’était bien qu'elles existent comme ça dans le
livre. Mais qui n’ont pas tout à fait existé dans la
réalité. Il y a des personnages qui n’ont pas existé,
ce n’est pas intéressant d’ailleurs qu’ils aient existé
ou pas… C’est le fait d’écrire qui importe, d’inventer
un monde finalement, et peut-être de le scénariser
davantage…
Pourquoi
n'être pas allé vers un roman au sens où on
l'entend généralement? Et bien parce que le sujet de ce
livre, c'est la recherche de la « fiction » de
MD. Savoir ce qui était le moteur de sa vie autant que
d'elle-même et de son écriture...
Donc
le livre tente de décrire de l'intérieur cette fiction
de la personne écrivain.
Joëlle Pagès-Pindon : On a parlé de La Fiction d’Emmedée, mais il y a une autre fiction: «A qui parlait-elle en me parlant?», vous demandez-vous dans le livre. Est-ce que vous pouvez nous le dire ?
JPC :
Ce n'est pas une autre fiction, cela fait partie de sa fiction, de
celle que j'essaie d' «écrire», de décrire
et de comprendre... Quand elle me parlait à moi, il est
possible qu’elle parlait à quelqu’un d’autre... C’est
vrai que dans le jeu de la fiction, je pouvais penser à l’un
de ses frères par exemple.
Je
suis convaincu que lorsqu’on téléphone à
quelqu’un qu’on ne connait pas, si on lui téléphone
un certain nombre de fois, on finit par se représenter cette
personne et il arrive d’ailleurs que quand on la rencontre on ne la
reconnaisse pas. Parce qu'on se représente ce quelqu’un plus
ou moins à partir des personnages de sa propre histoire.
Quand
elle me parlait parfois, et là je pense que vous faites
allusion à l'une des scènes par exemple dans un
restaurant vietnamien, et que tout d’un coup, je la voyais se
mettre à manger comme elle devait le faire très
longtemps auparavant, avec le bol approché de la bouche et le jeu des baguettes, et
qu'elle "partait" alors complètement...là je savais
que si elle me parlait, elle devait parler à quelqu’un qui
n’était pas moi en tous cas.
Frédérique
Lamothe : Alors si vous le voulez bien on va revenir en arrière,
à votre premier livre Rauque la ville publié
aux éditions de Minuit en 1980, qui est très difficile
à décrire en fait puisqu’il s’agit de
déambulations, de promenades, de rencontres merveilleuses, et
qui se centre même plutôt sur cet évènement-là,
rentrer, sortir, extérieur, intérieur.
Donc
Marguerite Duras a fait une très belle préface que va
nous lire Paule Santiago.
Frédérique
Lamothe : Ce qui est amusant c’est que d’habitude on dit que les
écrivains qui ont fréquenté Marguerite Duras ont
été influencés dans leur écriture et se
mettent à écrire comme Marguerite Duras et là
c’est presque l’inverse. On a l’impression que la préface
prend le même rythme que votre livre, donc je voulais savoir ce
qui avait été décisif dans l’écriture
de Marguerite Duras pour vous ?
JPC
: C’est vrai qu’elle s’est amusée, dans un autre texte
aussi, publié dans les Cahiers du cinéma, qui s’appelle
Les Yeux verts, elle s’est amusée à jouer un
peu sur mon écriture de Rauque la ville...
En
revanche, il m’est arrivé plusieurs fois quand j’écrivais,
que je lui dise « non, non, non, en ce moment je ne vous
lis pas, parce que je suis en train d’écrire et je préfère
ne pas vous lire »… Parce que évidemment son
écriture était tellement présente qu’elle
pouvait difficilement ne pas être de l’ordre d’une
influence.
Ce
qui a été décisif dans l’écriture de
Marguerite Duras pour moi?… Je ne peux pas situer précisément
une influence d'elle sur mon écriture... De l'ordre d'un
certain engagement littéraire... D'un engagement vers
l'écriture, oui... Nous partagions le désir de la
littérature. Pas de la lecture d'ailleurs, celui de l'écriture
de la littérature...
Dans
cette préface elle dit qu’elle ne m’a pas téléphoné,
qu’elle n’osait pas etc... Mais en fait elle m’a téléphoné,
dans la nuit... C'est qu'elle a dû écrire cette préface
quatre ou cinq mois après, donc elle l'a écrite dans
une démarche de fiction, comme tout ce qu'elle écrivait,
et donc il lui est apparu à ce moment-là que c’était
plus logique dans sa fiction, mieux ordonné selon elle, de ne
pas m’appeler.
- Extraits,
pages 59/60 de Rauque la ville, lus par Paule Santiago
(«C'était une bonne heure pour s'en aller. Après
tant de jours de rien, suite de levers-couchers.../... Je lui ai
parlé de la tendre et folle Cathina que je n'avais jamais
revue, et de qui je pouvais dire beaucoup de choses.»)
JPC
: ... A la suite de cette préface et de la publication
de Rauque la ville, il y avait un jeu qui s'était
instauré entre elle et moi, parce que ce livre a eu du succès,
beaucoup de presse... D’ailleurs, s'il y a eu quelques vrais textes
critiques, la plupart des journalistes se contentaient de citer la
préface de Marguerite…
Oui,
il y avait un jeu de réparties quand on se voyait... Elle se
réjouissait beaucoup du succès du livre et elle me
disait «mais tu sais s’il a du succès, c’est
ton texte, c’est toi».
Et
moi je disais « c’est un peu vous Marguerite, avec votre
préface etc.»...
Mais
je voudrais maintenant vous parler de ce que j’appelle «mon
atypicité». Beaucoup d’écrivains sont
atypiques, je crois que normalement ils devraient tous l’être,
mais il y a sans doute des exceptions.
Et
cette « atypicité » m’a amené à
avoir un parcours éditorial un peu compliqué. Alors,
chaque fois qu’un livre venait à être publié,
-j’en ai publié huit-, c’était un petit miracle.
Bien sûr que Rauque la ville avec une
préface de Marguerite Duras aux éditions de Minuit,
c’était un petit miracle… Mais Rapt d’amour
aussi, publié chez POL, dans une collection dirigée par
Marguerite Duras...
- Extraits, pages 33/34 de Rapt d'amour, lus par Joëlle Pagès-Pindon («Dès leur arrivée elle les avait remarqués, cette fille brune assez forte et ce type brun.../...Rire-réponse d'Aimée-Sophie, elle pose la tête sur l'épaule de Jacques ou Paul: Mon petit frère sur-aimé!»)
JPC
: ... Je crois que j’ai deux axes «d’atypicité»,
l’un porte sur mon écriture et l’autre sur mon rapport à
l’époque.
D'abord,
j’essaie d’écrire une langue qui corresponde à la
langue parlée d’aujourd’hui. Je ne dis pas que j’écris
de la langue parlée, je ne fais pas de verlan ni de je ne sais
quel rap. J’écris une langue écrite, mais une langue
écrite qui correspond à la langue parlée
d’aujourd’hui. Enfin c'est que j'essaie de faire. C'est ce que
j'ai essayé de faire dès le tout début de mon
écriture. Du coup ce n'est pas une langue immédiate,
c'est une langue qui doit se construire... Que j'ai construite peu à
peu et que je continue de construire.
Je
peux donner un exemple même s’il est un peu partiel, à
propos de l'utilisation du passé simple comme mode de
narration. Pour ma part je ne connais personne qui me raconte une
histoire d’amour, ses vacances en
Andalousie ou son dernier voyage au Mexique au passé simple…
Bon, normalement dans les romans courants, on écrit au passé
simple, donc moi j’essaie de trouver une autre forme pour écrire
quelque chose qui corresponde à notre langue parlée
d’aujourd’hui. Je parle de la langue parlée la plus
vivante, y compris celle que je parle…
Et
j’essaie aussi de trouver dans le même mouvement une langue
qui me permette d’analyser et de comprendre mon époque.
Ce
qui me relie au deuxième terme de mon « atypicité ».
Je n’ai pas tout à fait suivi une tradition, qui remonte à
loin je crois, je ne sais pas à quand d’ailleurs, mais, je
sais que Lesage qui était un auteur picaresque du XVIIe je
crois ou XVIIIe, avait des dialogues dans lesquels on pouvait
lire, genre : «les poires ne sont plus aussi bonnes qu’avant»…
Donc c’est sans doute une tradition de ne pas aimer son époque,
de la trouver mauvaise et de la rejeter. Et je me suis orienté vers la
tentative de la comprendre, cette époque qui nous surprend
tous les jours.
J’ai
donc opté par exemple pour la pratique de l’ordinateur, du
numérique, enfin ça ne m’empêche pas d’écrire
à la main aussi. Par exemple, un peu avant les années
2000, j’ai ouvert un site internet où j'ai mis en ligne et continue de proposer beaucoup
d’écrits...
Catherine
Gottesman : Je voudrais vous poser une question sur un autre
livre, La Suive . J’ai eu des hésitations
à commencer ce livre, d’abord parce qu’il est très
beau, on dirait un livre pour collection, et puis il faut le
découper… Qu’est ce qui s’est passé ? Et
pourquoi l’Imprimerie nationale ?
JPC :
Oui c'est un peu particulier, il y a d'ailleurs eu des coquilles à
une époque, des gens retenaient Bibliothèque ou
Documentation nationale... Vous savez quand on est atypique, on a un
parcours compliqué même s'il peut parfois apporter
beaucoup de bonheur... J’avais écrit ce livre sur un petit
ordinateur, un peu primaire mais quand même, et il a été
composé dans un des plus beaux ateliers d’imprimerie au
plomb !
Il
s'est produit que Michel Nuridsany, critique d'art, qui voulait
publier quelques auteurs aimés, avait rencontré un
directeur de la littérature à l’Imprimerie nationale.
Et l’Imprimerie nationale disposait d'un atelier de composition,
justement cet atelier dont je parle, qui à ce moment-là
était sans activité. Donc ç'a été une
chance inouïe qu’il y ait d'un côté un atelier
sans activité et de l'autre quelqu’un qui propose une
collection de littérature. C’est sans doute assez rare dans
l’histoire de l'imprimerie mais cela est arrivé.
Et
les responsables de la collection avaient en plus trouvé
rigolo de ne pas découper les pages, de ne pas massicoter on
dit...
Mais cela a été assez mal vu par les critiques qui
disaient «alors, si en plus il faut découper les
pages !».
Catherine
Gottesman : Je ne pourrais pas dire grand chose de La
Suive parce qu’il y a un suspens, je trouve qu’il
ressemble un peu à un polar, donc au début le
personnage se dit qu’il faut qu’il fasse quelque chose, qu’il
entreprenne, et puis petit à petit il se dit non, comme ce
qu’il fait de mieux, c’est de regarder les gens, il va développer ça… D’abord c’est quelqu’un qui lui dit « tu
m’espionnes, tu me regardes » et donc il se dit « voilà
ma vocation, je vais devenir espion ». Et puis après
il se dit « non contre-espion, ça sera beaucoup
mieux » et puis finalement détective… alors je
n’en dis pas plus parce que là je tuerais le suspens. Donc
il finit par devenir détective, et le titre « La
Suive », c’est parce qu’il se met à suivre des
gens et c’est ça qu’il appelle la « suive ».
JPC
: Vous pouvez quand même dire qu’après être
espion, contre-espion ou je ne sais pas quoi, il s’intéresse
beaucoup au mental et que, tout en restant détective, il
devient un peu psy quelque chose…
Catherine
Gottesman : Oui, mais malgré lui au début!… Et cet
autre livre, Le Pont d’Algeciras, je l’ai lu comme un
roman d’anticipation. Au
début ce personnage qui est installé au dixième
étage de ce qui ne paraît pas être un immeuble
mais un lit superposé de dix étages, bon évidemment
on peut penser que c’est en fait dix appartements, et qui écoute
un haut-parleur qui diffuse des informations sans cesse… j’ai eu
l’impression de retrouver effectivement des grands romans
d’anticipation avec une critique évidemment du monde
contemporain. Et vous disiez tout à l’heure que vous aimez
bien les techniques contemporaines mais en même temps vous êtes
assez critique vis-à-vis des médias et vis-à-vis
de ce qui pourrait être la télévision par
exemple…
JPC :
Oui tout à fait. Ce n’est pas parce qu’on se met dans la
situation d’être intéressé par les
données majeures de cette époque qu’on en n’est pas
critique.
Ce
que je n’ai pas suivi comme tradition, c’est celle de ne pas "considérer" mon
époque en tenant un discours qui se concrétisait par des phrases
clichés, du
genre: "avec tout ce qu'on voit maintenant, on vit vraiment une basse
époque, avant oui il y avait, maintenant il n'y a plus etc".
Ce que je critique, c'est la non ou la sous ou la mauvaise utilisation
de la modernité et de ses techniques... Ou encore, la perpétuation
inutile de pratiques perverses ou inhumaines...
C’est amusant que vous parliez d’anticipation à propos du
Pont d'Algeciras parce qu’en fait j’avais l’impression
dans ce roman de parler complètement de ma contemporanéité!
Catherine
Gottesman : Vous relatez des expériences que nous avons
faites peut être tous et qui nous ont bien énervés,
en particulier les appels téléphoniques qui débouchent
sur des attentes interminables et qui évidemment ne débouchent
pas… Si je lis quelque chose ce sera ça...
-Extrait, pages 64/65, Le pont d'Algeciras, lus par Catherine Gottesman (« Le lendemain, toujours pas de signal réseau, pas de connexion, rien.../... pas davantage en jetant par la fenêtre sa machine avec périphériques et tout, au risque que cela tombe sur la tête d'un passant innocent, les ennuis ça arrive facilement, faire attention... »)
JPC
: ... J’ai publié mes trois derniers livres chez un petit
éditeur, qui m’a fait le bonheur de les publier tels que je
les avais écrits...
La sortie du second livre a été
un peu compliquée, parce que l'éditeur a eu des ennuis, il a dû
fermer son entreprise, et il a fallu attendre qu’il en recrée
une autre… Pas grave, il disait, renaître de ses cendres
comme Phoenix… En effet ça s’est bien passé après…
Donc
Le pont d’Algeciras devait sortir en janvier et j’avais
en ligne de mire une conférence sur la fiction à
l’Ecole d’architecture de Versailles où j’avais bien
envie de le présenter. Sauf que courant janvier il s’est
passé que l’imprimerie où le livre devait être
imprimé a eu un gros problème parce que les dirigeants
de cette imprimerie étaient un couple, et ce couple s’est
mis à se chamailler et ils en sont venus à fermer
l’imprimerie.
Donc
mon éditeur Henri Poncet, de Chambéry, a dû
chercher une autre imprimerie, ce qu’il a fait et il a trouvé
assez rapidement mais ça a pris du temps quand même…
et la conférence à Versailles avait lieu vers le 20
février donc ça devenait très serré comme
timing… Je pensais que ça n’allait pas marcher et me
disais tant pis je présenterai ce livre une autre fois à
une autre occasion. Et puis deux jours avant, l’éditeur me
téléphone, et me dit « j’ai trouvé
une solution, l’imprimeur va envoyer directement à l’Ecole
d’architecture une douzaine des premiers livres imprimés».
Et
en effet le jour même, l’après midi, un petit peu
avant que je me déplace pour y aller, les responsables de
l’Ecole d’architecture m’appellent et me disent « formidable,
on a reçu les livres ».
Très
bien ils étaient arrivés, l’imprimeur n’avait pas
même eu le temps d'apposer le petit film qui normalement se met
sur la couverture pour éviter qu’elle s’abîme.
Donc
la conférence se passe bien, ensuite il y avait une petite
réception. Et en y arrivant, j’aperçois en effet une
table sur laquelle il y avait des livres, les miens et d’autres
livres d’une autre intervenante. On voit très bien ses
livres de loin dans ces cas-là…
Et j’étais en train
de parler avec le directeur de l’école, Nicolas Michelin,
soudain je vois une jeune femme, bien de sa personne, qui se dirige
d’un pas décidé vers la table, la première
donc qui allait acheter mon livre et qui sort en effet de l’argent,
paye le livre et vient me voir et me dit « je suis
architecte, je construis des ponts, et j’achète tous les
livres dont le titre contient le mot « pont »…
Quelques
mois plus tard je l’ai croisée, c’était dans une
grande réunion d’architecture, elle était
accompagnée, moi aussi, et en passant près de moi elle
s’est retournée elle m’a dit « au fait je l’ai
lu… pas mal votre livre, pas mal! »
Je
l’ai bien pris parce que je trouve que « pas mal »,
c’est déjà pas mal…
Catherine
Gottesman : Comment pourriez-vous décrire pour vous le
lecteur idéal, est-ce que ce serait quelqu’un qui serait
emporté par le suspens, qui voudrait savoir ce qui arrive au
personnage, ou un lecteur plus posé qui ferait attention à
tout ce que vous passez en revue sur notre société, à
tout ce que vous critiquez ?
JPC :
Quand on écrit on pense certainement à quelqu’un,
mais je ne suis pas sûr qu’on pense à tous les
lecteurs, ça c’est vraiment pas facile... Je suis content
quand quelqu’un me dit qu’il a aimé lire un de mes livres,
je suis parfois surpris quand il me dit quelque chose que je n’avais
pas forcément vu... Je suis très content si il voit
quelque chose que j’avais voulu y mettre.
Ce
qui arrive parfois aussi, c’est que je devienne ami avec des
lecteurs...
Catherine Gottesman : Dans Les yeux verts, Marguerite Duras écrit «si on commence à expliquer, on fout le texte en l’air». Est-ce que vous accepteriez quand même qu’on explique vos textes ?
JPC :
Oh oui bien sûr ! J’ai toujours été très
heureux quand j'ai lu un commentaire, surtout quand quelqu’un a
écrit vraiment sur le livre, et que je peux découvrir
quelque chose que peut-être je n’avais pas vu finalement...
Ah oui, qu’on analyse oui oui oui... Parce qu'en fait, pour
continuer la réponse à la question précédente,
il y a une frustration possible de l’auteur, qui est que les
lecteurs ne voient qu’une partie de ce qu’il a écrit.
Barthes
disait que l’écrivain était un petit monsieur qui en
savait long sur le monde, -c’est un « petit monsieur »
d’un côté mais qui en sait « long »
sur le monde-, de la même façon l’auteur a souvent
beaucoup d’ambition.
Moi
je revendique ça d’ailleurs, du coup je suis plutôt
exigeant avec le lecteur... Cependant il est possible que moi-même
quand je lis un autre auteur, je ne vois pas tout ce qu'il a voulu
écrire... Cela n'empêche que je peux être déçu
si je ressens une compréhension partielle ou même
décalée...
Mais
je m'aperçois que je n'ai pas répondu à la
première question, si je ne faisais toujours qu' «écrire
et vivre».
Cette
phrase qui signifie clairement la priorité donnée à
l'écriture, est aussi une trace du débat que j'avais
avec MD.
Elle
affirmait quelque part qu'on ne pouvait pas faire les deux, écrire
et vivre. Qu'il fallait choisir en fait. A quoi j'opposais qu'on
pouvait vivre aussi, parce que je le voulais, vivre...
Donc ma réponse est oui, parce
qu'écrire est constitutif de ma vie.
16/08/2010 tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m.a j. 13/12/2013