Jean Pierre Ceton
romans

La séparation chez Duras qui fonde son écriture

in bulletin, Société Marguerite Duras
hommage à Marguerite Duras
mars 2006


A la fin de l’exposé je me suis rendu compte que je n’avais pas parlé de la séparation. J’avais cru dresser une liste assez exhaustive des différents thèmes qui me paraissaient particulièrement présents chez Duras. Allant du mal d’intelligence à la question de l’occupation du temps en passant par la perte du monde. J’avais le souvenir que j’avais tout le long de mon intervention pensé à aborder in fine celui de la séparation. Pourtant j’avais parlé de l’écrit sur le corps mort de l’amour avant de conclure sur le dur labeur de l’écriture, mais n’avais finalement pas cité la séparation. Peut-être parce que j’avais très peu abordé ce thème avec elle et que pour être honnête d’une certaine façon je le redoutais.

Cependant un de ces mots qui figuraient le plus dans ses écrits. Je l’avais vérifié de retour chez moi, appelant <séparation (et) duras> sur un  moteur de recherche, quantité de liens m’étaient arrivés…

Un concept qui traversait chacun de ses livres, fluctuant de la douleur de cette séparation à la jubilation qu’elle pouvait apporter dès lors qu’elle était transgressée, puis assumée lucidement. « On croit ne pas survivre à la connaissance de ces données abominables de la séparation irrémédiable entre les gens. Or ce n’est pas vrai (…) On peut faire selon soi. » ( in Les Yeux verts, Les cahiers du cinéma n° 312/313)

Un concept dont on découvre alors qu’il fondait par principe son écriture, tant chez elle la séparation c’était d’abord la séparation des êtres en général.

Précisément dans le couple, entre amants, entre amis aussi, à un moment toujours intervenait la question de la séparation. Que ce soit pour le regretter ou bien pour se réjouir de s’être libéré de l’union. Donc de la séparation, il faut retenir le constat de cette séparation.

Quand l’autre est absent, quand l’autre n’est pas d’accord, quand l’autre ne comprend pas, quand il ne comprend plus ou que soi-même on ne le comprend plus.

Jusqu’à professer cette adresse : « Vous, l’autre, celui de notre séparation » (id)  qui semble désigner en l’occurrence la séparation entre celui qui opte pour la conscience risquée de la lucidité et celui qui est situé dans la conscience faible de l’état de répétition.

Il y a aussi la séparation d’avec le reste du monde en ce que l’écrivain est dans la particularité de son écriture. Donc la séparation de Duras avec la critique, ou plutôt avec les professionnels du «  milieu » littéraire.

Pour quel livre envoie-t-elle, au lieu de la petite carte habituelle insérée par son éditeur (« Hommage de l’auteur absent de Paris »), une lettre dans laquelle elle invite les critiques à essayer de la lire, à essayer encore ?

Je la retrouve glissée / pliée derrière la première de couverture. C’est un papier qu’on qualifie de libre, en tout cas nu, banal, sans en-tête ni adresse, portant juste le titre du livre : Les yeux bleus cheveux noirs.

Il est écrit : « Lisez le livre. Dans tous les cas, même dans celui d’une détestation de principe, lisez-le. Nous n’avons plus rien à perdre, ni moi de vous, ni vous de moi. Lisez tout. Lisez toutes les distances que je vous indique… » .  Et c’est signé Duras.

Cette invite rappelle une autre réflexion contenue dans Les Yeux verts : … « Pour les professionnels, le cinéma que je fais n’existe pas. (…) Ça prouve que mon cinéma ne peut pas non plus passer la frontière des professionnels. Et, de même, que le leur ne peut plus passer la mienne… »

Mais en quoi je les dérange, disait-elle de ces cinéastes qui « cherchent des sujets », ils n’ont pas besoin de s’occuper de moi, ils peuvent faire leurs films comme ils le veulent, avec l’argent qu’ils veulent !

La suite de la lettre indique son indépendance, au fond illustre sa séparation d’avec le monde existant : « C’est l’histoire d’un amour, le plus grand et le plus terrifiant qu’il m’ait été donné d’écrire. Je le sais. On le sait pour soi. (…) d’un amour qui n’est pas nommé dans les romans. (…) D’un sentiment qui en quelque sorte n’aurait pas encore son vocabulaire… »

Ainsi se confirme que la figure de l’individu seul servait à Marguerite Duras de base mythologique pour écrire sa fiction. Ainsi découvre-t-on que ce concept de séparation fonde son écriture parce qu’il fonde l’individu. Puisque c’est la séparation qui dans le principe même donne naissance à l’individu. Le fait exister par définition. D’où la phrase d’incantation sur la « question personnelle » dans India Song.  

Ces derniers siècles justement auront vu s’installer la montée de l’individu, en tout cas le processus d’individualisation aura été observé, ou bien déploré par ceux qui y voient de l'individualisme. Une individuation comme résultante de la séparation qui paradoxalement conduit à la crise d’identité, puisque seule l’affirmation de l’individualité permet de se poser la question de l’identité. Se rappeler par exemple que dans les temps lointains, l’individu n’était pas toujours nommé par un patronyme. Plus récemment, le nom de famille avait même été éradiqué comme marque d’individualité, pour les habitants de Mongolie extérieure en 1925, avant d’être rétablie dans les années 1990.

On aperçoit ainsi que la séparation peut tendre à la question métaphysique, ce qui, faute d’autre solution, ultimement renvoie à Dieu.

Sauf que MD en était séparée aussi, n’était-elle pas absolue en tout ? Elle n’avait pas de pudeur ainsi qu’elle aimait le dire. Elle en était libre, comme de la convention. Ce qui faisait que sa pensée pouvait tournoyer et se mettre à écrire le carrément impensable, impossible à écrire, inécrivable.

Il nous reste désormais son écriture qu’il faut penser à ne pas lire trop vite, au risque de lire ce qui s’écrit ailleurs mais qu’elle n’a pas écrit. Au risque de ne pas lire ce qu’elle a écrit et qui ne s’écrit pas dans d’autres livres.

Une écriture qui est étonnante, dans le sens de l’information, tout autant légère que compacte. Qui résiste au coup d’œil, persiste à la relecture, s’affranchit de la critique impaire. Entre autres raisons, parce que toujours elle évacue le lieu commun, le stéréotype, le cliché ou l’intentionnalité sur quoi s’arqueboute le tout venant des textes…

Une écriture qui provoque « les lectures illimitées » dont elle parlait à propos de L’homme sans qualités de Robert Musil. Et dont on constate par juste logique des choses qu’elles naissent de la sienne, l’écriture durassienne.

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