Que sommes-nous donc devenus, intellectuels d’ici, qui
semblons dans l’incapacité de répondre à l’affirmation la plus répandue
selon quoi notre monde serait vide de sens?
De tous temps, philosophes et penseurs, artistes et écrivains,
n’ont-ils pas tenté de dévoiler ou d’inventer le sens?
Pourtant beaucoup d’intellectuels s’expriment dans les journaux ou sur
les télévisions, portant ici solennellement un jugement
sombre sur l’époque, clamant là l’inutilité de ce siècle, écrivant
selon untel le dernier livre de l’Histoire, énonçant selon cet autre le
prochain scénario catastrophe, scandant en choeur que les choses ne
vont pas dans le bon sens, ou répétant sans lassitude que finalement
rien n’est plus comme avant.
De quoi en être fier ?
Sûrement pas si l’on considère que le seul intellectuel gourou de cette
fin de siècle à s’adresser aux jeunes gens du monde se trouve être le
pape d’une église vieille de deux mille ans.
Mais que faites-vous donc vous, Ceton ?
Ce que je peux, pas ce que je veux, aurait dit ma grand-mère. Car s’il
est facile de faire l’apologie des cultures traditionnelles ou de
tresser des invocations à la mère nature, il n’est pas simple de
proposer un discours singulier sur notre époque.
En effet qui ne fait pas preuve de nostalgisme, de pessimisme, de
catastrophisme. Et qui par le même temps ne professe pas le devoir de
mémoire ou le culte du re (comme dans retrouver, réinventer,
redécouvrir etc.) comprend rapidement la force étonnante des clichés de
cette fin de siècle.
Mais que faites vous quand même ?
Eh bien je me pose des questions et les pose à qui veut les entendre.
Je me demande pourquoi par exemple les gens pensent contre toute
logique que l’on communiquait davantage à l’époque où les moyens de
communication n’existaient pas.
J’essaie de vérifier si le monde était vraiment «humanisé» dans le
passé puisque j’entends constamment des chroniqueurs se plaindre de
vivre dans un monde déshumanisé.
Je tente de comprendre pourquoi l’obsession de la mémoire se développe
alors que l’on a jamais autant disposé d’archives et de documents de
toute sorte, consultables dans la plus grande liberté etc.
Et quoi encore ?
Eh bien j’écris que finalement le scénario catastrophe tiré du «1984»
de George Orwell ne s’est pas réalisé. Parce que George Orwell, par
ailleurs grand auteur, parlait plus de son temps que du nôtre.
J’avance que nous avons de nouveaux territoires passionnants à
découvrir, le territoire mental par exemple, au moment où l’on commence
à comprendre le fonctionnement du cerveau. Et aussi, et surtout, ce
territoire formidable qui est celui qui nous sépare des autres, et dont
l’exploration va certainement occuper une grande part de notre Histoire
à venir.
C’est pourquoi je dis et j’écris que nous sommes sans doute au tout
début de la communication entre les humains.
Et qu’à ce titre on pourrait dire que le monde ne fait que commencer...
Non cependant je ne dis pas que l’Histoire est finie, car il serait
tout aussi ridicule d’annoncer ces temps-ci la fin de l’Histoire que
d’avoir crié il y a cinq mille ans: «c’est la fin de la préhistoire»...
Par contre l’on peut affirmer que nous avons changé de «scène»,
peut-être depuis trois siècles, et surtout depuis trente ans. Par
exemple, de nombreux domaines n’existaient pas à la connaissance il y a
peu. De nombreuses observations ou constatations qui soutiennent nos
raisonnements n’étaient pas connus tout récemment encore etc.
Nous avons oui sûrement changé de «scène», mais une part de nos
structures mentales actives est toujours sous emprise de la scène
précédente, celle d’un monde que l’on croyait stable et fini.
Denis Diderot voulait penser contre lui-même, et il essayait de
pratiquer effectivement ce principe. Pour essayer de penser autrement,
et au-delà de ses convictions.
Aujourd’hui il nous faut cesser de penser nos croyances. Et plutôt
choisir de croire à notre pensée.
19/01/1998 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m. à j. 14/01/2006