Revue Adages 1992
La métaphore de la pensée légère par la danse, toujours ce souvenir de
lecture de Nieztsche me revient.
Donc la pensée qui se ferait légère, à l’image de la danse. A l’opposé
des pas lourds, une pensée qui se développerait aisément,
fonctionnerait dans la facilité, en pas de danse coulés, graciles,
aériens…
Comme pour énoncer la liberté du «ni coincé ni bloqué», la souplesse de
la non contrainte et du non conventionnel. Et ainsi amorcer le
mouvement qui conduit à la création.
Le mot léger devant alors faire oublier son côté manque de poids quand
il s’agit de savoir si ça a du sens ! Car cela peut en avoir, mais
aussi en manquer. Le fameux rejet du sens, tout comme l’affirmation à
tous vents du "vide de sens", fait partie en danse comme ailleurs d’un
volontarisme étonnant.
Certains qui revendiquent de s’en écarter me semblent avoir l’innocence
d’en produire sans le vouloir. D’autres paraissent en balader sans
apparemment le savoir, ni par conséquent le gérer.
Jusque dans l’expression artistique la plus raffinée, la plus distante
du réel, éthérée comme dans celle du «sans raison ni vouloir» de la
gratuité, s’établissent des jeux de significations malgré qu’on en ait
! Car toute expression est signe. Tout mouvement, geste, intonation ou
phrase renvoient à la lecture, donc au sens.
Dès lors j’ai cette curiosité de savoir où se cache le sens, autant que
j’aimerais qu’il se cache mieux parfois.
Même en ne cherchant pas absolument à saisir ce qui a voulu être fait,
j’ai besoin par exemple de comprendre pourquoi tout d’un coup un corps
et des corps se mettent à se mouvoir et à exécuter une série de
développements gymnastiques, sans qu‘on sache a priori pourquoi… Sauf à
se convaincre de la beauté et de la particularité du mouvement,
et à être convaincu surtout que ce n’est pas seulement pour satisfaire
à des figures imposées.
Plus précisément j’ai envie de savoir ce qui fonde le spectacle.
Fonction qui semblait être tenue à une époque par l’ancien livret. Je
me demande d’ailleurs s’il n’y a pas le plus souvent une sorte de
nouveau livret qu’on ne donne pas à lire au spectateur.
On peut en effet imaginer qu’en général il y a au départ du spectacle
une idée, une anecdote, un argument, une histoire plus ou moins, même
s’il est admis qu’il ne serait guère intéressant de raconter une
anecdote ou des histoires en dansant, donc de l’illustrer à la façon du
film muet.
D’ailleurs s’il arrive qu’on en capte des éléments, de cette
illustration, il arrive aussi qu’on s’inquiète que ce ne soit pas
toujours "au" niveau de la danse proposée.
C’est toutefois la mise en avant de l’expression globalisante du corps
qui entraîne l’idée du spectacle de danse moderne et en assure
l'originalité. Spectacle complet, total. A la manière de l’opéra. Une
œuvre.
Sauf que le spectacle de danse contemporaine séduit par ses données
d’assez grande liberté, et de relative distance à l’égard de la
convention même du spectacle.
Etant admis la primauté de la geste du corps et des corps, sur quoi
s’appuyer par ailleurs?
Sur la musique? Musique dite contemporaine, néo-tonale, classique, rock
ou techno, qu’importe ! elle joue de toute façon une action
illustrative autant que motrice.
Sur du texte ? Textes quotidiens, poétiques, littéraires, ou textes à
prétentions philosophico-mystico-spirituelles…
Au moins sur du sous-texte, quand il n’y a pas de texte. Et ce
sous-texte alors pourrait bien être écrit par la danse elle-même comme
geste du corps, s'il s'agit bien du corps tout entier.
Une voie répandue semble opter pour le corps physique, en opposition au
pensé, encore appelé le corps profond, de l’intérieur, d’on ne sait où
en vérité («les tripes» contre le rationnel, le spontané contre le
cerveau). Une voie que je ressens souvent hystérique, animale, voire
brutale, régressive.
Une autre voie plus joyeuse et moins violente, se situe du côté cirque,
une option acrobatique, jusqu’aux motifs de corps. Au fond
spectaculaire.
Ces deux voies-là pouvant se rejoindre dans une procédure de libération
du cri. Ou dans un mode de résolution de l’enfermement dit
métaphysique, ou (n)é(v)rotique, qui ne demande qu’à s’exprimer,
naturellement.
Et pourquoi pas, inversement, la danse légère comme la pensée? Danser
comme on penserait, librement, joyeusement, fastueusement,
princièrement?
Car pour moi, la danse moderne visibilise sa singularité dans l’accord
entre la pensée actuelle et l’expression contemporaine du corps. Un
accord qui porte alors toutes les sensualités d’énergie et génère en
direct des forces de vie. Qui alors produit sans avarice aucune le
plaisir, l’émotion et l’enthousiasme par exemple.
Si le corps est un, se vit un, voilà qu’il danse et qu’il pense d’un
même mouvement. Ouvrant cependant au moins deux hypothèses morales :
Ce peut être la danse du corps entier comme écriture de la vie. Ou
alors, la vie comme passe-temps pour danser son corps tout entier.
Quai voltaire, revue littéraire n°10 hiver 1994
Il y a toujours un argument auquel on doit faire face lorsqu’on débat
de littérature contemporaine, celui selon lequel il ne se passerait
plus rien.
Pourtant c’est sûrement faux, car en toute probabilité il doit se
passer quelque chose, et vraisemblablement plus que jamais. En
particulier si l’on intègre l’accroissement général des activités et
des performances, ou bien encore l’évolution des préoccupations et le
développement des singularités.
Doit-on aller jusqu'à affirmer que la littérature vivante serait
partiellement censurée, et ceci comme à chaque époque ?
Pour qu’il se passe quelque chose, il est nécessaire en effet que
quelque chose de nouveau soit considéré. Or l’institution en place tend
à se représenter par avance ce qu’il faudrait créer : elle possède
naturellement ses propres standards littéraires.
Par conséquent, quand une écriture nouvelle survient, le plus probable
est qu’elle ne corresponde pas à ce qui était attendu. On dit alors :
c’est obscur, ça n’en est pas...
Ceci pour rappeler que la littérature vivante est rarement bien
acceptée par ses contemporains.
Paradoxalement l’on voudrait pourtant que la littérature vivante
ressemble à celle du passé, sans tenir compte du fait que cette
dernière a pareillement affronté «ses» conservatismes.
Et d’un autre côté qu’elle soit convenable, sans excès, c’est à dire
respectueuse des codes en vigueur.
(...)
Pour moi la langue est une source de libertés autant que de
possibilités. C’est pourquoi je perçois que la langue ne s’appauvrit
pas comme certains ont pris plaisir à le dire.
Bien sûr qu’elle perd des traces du passé mais s’enrichit bien
davantage des signes d’aujourd’hui, des modes d’être et de penser
actuels.
Cette langue est en mouvance constante, sans doute plus que jamais,
parce que sa fonction se modifie également. De la transmission de
l’autorité à la communication, de l’expression de rites comminatoires à
celles de logiques objectives, etc.
(...)
Je n’ai fait qu’essayer de démontrer la nécessité de l’existence des
auteurs, en tout cas la probabilité assez forte de leur existence
aujourd’hui.
Simplement parce que l’Histoire n’est pas finie, ni les histoires bien
entendu.
Et sûrement parce que la planète Terre est constamment en mouvement, et
que nous, les humains, par le même temps, sommes en mouvement accéléré.
Libération (n°4204 du 24.11.94)
Qu'il est réconfortant pour un écrivain de France d'entendre Salman
Rushdie rappeler qu'il est impossible de créer une oeuvre d'art dans la
révérence et la soumission aux valeurs dominantes. Expliquant ainsi que
la pratique de l'écriture est dangereuse... dans le monde musulman, car
par définition le romancier se moque et ironise!
Bien sûr, personne n'aurait l'idée de transposer cette affirmation dans
notre monde non musulman. Ecrire n'y est pas dangereux, chacun sait que
la police ne viendra pas vous arrêter au réveil, du moins pas en raison
de votre écriture. (...)
Cependant, n'est-ce pas un peu inquiétant que la littérature ne soit
plus dangereuse du tout, au point de paraitre inexistante? Ou encore,
n'est-ce pas inquiétant que les pouvoirs de toutes sortes ne risquent
plus la contradiction de la littérature, "par nature irrespectueuse"
comme dit Rushdie?
Car comment expliquer qu'il y ait dans le monde musulman des foules
rageuses, n'ayant pas lu le livre de Rushdie, qui manifestent pour en
interdire la diffusion, je veux dire comment expliquer que cela
n'arrive pas ici?
Non, ici il y a des foules d'auteurs, artistes et partisans de la
liberté -pour la plupart n'ayant pas lu ce livre difficile- qui
s'expriment pour soutenir (ce que j'approuve) Les Versets sataniques
(que j'ai beaucoup aimé).
Plus précisément, comment expliquer qu'ici il n'y ait pas de grands
débats portés par un livre de littérature?
Si l'on admet que le monde musulman est traversé par un conflit
opposant obscurantisme et progressisme, faudrait-il penser que il n'y
en a pas de tel en Europe?
Qu'en somme ici seuls seraient possibles des débats parcellaires, donc
le chômage, le sida, les banlieues, la mort de sa mère, l'importance de
la mémoire, et le passé toujours, celui des hommes ou des affaires.
Pourtant il doit en exister des débats de fond potentiels. Il suffirait
d'entendre ceux qui clament: Comment ça va notre existence d'humain,
comment va notre pensée?
Avançons cette hypothèse selon laquelle, sous des allures discrètes et
en des termes moins abrupts, un débat identique à celui du monde
musulman nous traverserait nous aussi.
Un débat sous-jacent, profond et vaste, qui par exemple opposerait
selon des lignes de fracture inédites modernité et passéité. (...)
Passage d’encres 5 (mai 97)
(...)
Comparons l'évolution de la vision de la place de la Terre dans
l'univers à celle qu'on pourrait avoir de l'individu dans l'immensité
des autres.
La pensée géocentrique, la Terre comme centre du monde, place
l'individu en position de centre, mais aussi de planète fixe, autour de
qui les autres tourneraient.
Tandis que la pensée héliocentrique, la Terre tourne autour du Soleil
qui lui-même..., appliquée à l'individu humain le place dans une autre
perspective historique. Car elle implique qu'il n'est plus un centre
autour de qui les autres tournent mais une unité qui se trouve en
mouvement avec les autres. Il est celui qui se déplace dans un grand
espace peuplé où il peut rencontrer, croiser et connaître un certain
nombre de ses congénères. Il n'a plus forcèment à graduer l'importance
des autres à la mesure de leur proximité ou de leur éloignement par
rapport à lui On dit souvent que l’exclusion de l’autre se fonde sur
une incapacité à accepter la différence.
En réalité, elle repose d’abord sur une certitude de supériorité
égotiste et autocentrée, en fait sur une primaire conviction
égocentrique d’être plus important que l’autre et de vouloir le rester.
Ensuite, cela se traduit généralement en termes de difficulté de
communication à l’autre.
On est d’ailleurs en train de découvrir que l’individu humain n’est pas
naturellement communicant.
Ce qui signifierait que nous nous situons peut-être au début de la
communication entre individus.
(...)
Parmi les territoires à découvrir, outre selon moi le territoire
mental, il nous «reste» par-dessus tout celui qui nous sépare de
l’autre, et des autres.
C’est un vaste territoire dont la découverte semble faire peur à plus
d’un. En effet, passer d’une position autocentrée à une position
ouverte, d’écoute, d’échange et de communication peut paraître diminuer
l’importance de soi, que l’on se donne généralement grande.
A une époque, on aurait dit comme perdre de sa virilité, certains de
nos jours disent perdre de son identité.
Pourtant on peut rapidement se rendre compte combien cette attitude de
communication est fondamentalement plus valorisante pour l’individu que
l’attitude autocentrée...
Car, objectivement, l’humain s’éloigne alors d’une sorte d’idéologie
primitive, celle de la survie.
Parce qu'à la pensée géocentrique correspondrait selon moi
l'individualisme. tandis qu'avec la pensée héliocentrique se développe
un phénomène d'individualisation, et même une montée en puissance de
l'individu qui s'apparente à un processus d'individuation.
(...)
Le second territoire à découvrir, c’est le territoire mental.
Ce n’est pas anormal que nous commencions seulement de le faire, les
connaissances scientifiques concernant le cerveau sont quasi
contemporaines. Bien sûr la pensée s’est développée depuis fort
longtemps. En même temps, il y a peu encore, l’on disait couramment :
«agis et ne pense pas». Et il reste assez courant de s’en méfier de la
pensée.
La pensée est pourtant une véritable clef de cette époque, comme jamais.
Ce n’est pas de cérébralité dont je parle, ni d’intellectualisme. Mais
de tentative de «penser» la vie. C’est à dire de ne plus l'appréhender
en fonction de principes antérieurs à l’époque dans laquelle on se
situe.
Cette tentative fait peur à beaucoup, le rejet de cette époque formulé
par tant de gens si différents en est l’expression la plus forte.
Il reste que la découverte du territoire qui nous sépare de l’autre et
l’exploration de notre territoire mental vont de pair.
in Souvenir de Cadillac (1)
Joerg Huber, éditions Filigrane
Quand la porte s'est ouverte, elle, moi, Claire, je me suis dressée sur
mes deux jambes pour crier: Je m'appelle Claire Ardeen, c’est
moi !
En fait, on était venu me prévenir que je ne te reverrais pas.
« Il » n'était plus, c'était un accident. Disparu, à jamais.
Au début, en mon for intérieur, pleurer comme une chienne blessée qui
hurle à la mort tout le long d'une nuit sans fin. Ne reverrais plus mon
enfant, parti pour toujours. Pourquoi lui?
Soi-disant montés me proposer de changer de chambre, j'ai dit non. Vous
êtes têtue, venus me le dire, tous ceux de la maison. Et même la
directrice. Elle aussi me répéter qu'avant je me trouvais trop loin de
l'ascenseur, pas assez proche de la salle à manger ni près de l’accueil
des visiteurs.
Avant je t'attendais tout le temps, je n'ai cessé de t'attendre
toujours. Maintenant je te parle toute la journée. Pourquoi toi? Tant
de gens à qui cela pourrait arriver de mourir. Tant de gens à qui c'est
arrivé en effet. Tant qui meurent à chaque seconde.
La dernière fois je t’avais dit: Fais attention à toi quand même,
prends soin de toi, il faut s'occuper de soi tu sais...
Aujourd'hui j'ai traversé la grande allée du parc exactement à la
manière dont j'avais franchi, un jour d’enfance, la route principale de
mon village, sans regarder ni à droite ni à gauche.
Les souvenirs m'accablent trop. Toi au concours d'athlétisme de fin
d’année qui te faufilais parmi les grands en plein lancer de poids.
J'avais vu le poids te tomber pas loin de la tête. Ensuite, quand je
t’avais serré sur moi, tu m'avais mordu le bras jusqu’au sang.
Sûrement en rêve, je t'ai vu qui passais dans la rue à moto, avec
casque et grosses lunettes, une nouvelle moto plus puissante... Tu es
passé sans t'arrêter, tu m'as fait un signe gentil, oui mais tu ne t'es
pas arrêté... Tu étais pressé, tu allais à un rendez-vous urgent, sinon
pourquoi ne pas t’arrêter me parler, continuer encore, ensemble, moi
aussi je vais mourir...
Même plus se poser la question si je t'appelle ou si je t'attends,
qu'est-ce que cela changerait? Le téléphone que j’éteins maintenant la
nuit. Risque plus que tu appelles, encore qu'on ne sait jamais. Parfois
je le laisse en marche, espérant naïvement...
J'aimais tant parler avec toi, bon je sais, parfois je t'énervais avec
mes obsessions comme tu disais... Toi de ta voix canaille qui me disais
que j'étais la personne que tu connaissais depuis le plus longtemps
dans la vie. Tout ça pour dire que tu m'aimais.
Ici, les gens de la maison me rabâchent qu’il ne faut pas ressasser du
matin au soir. Vrai que quand je marche dans les allées, si je pense à
toi trop fort, je perds l'équilibre, je chancelle soudain, comme si mon
corps allait tomber d'un coup.
Cette nuit je me suis levée tôt, c'est idiot se lever tôt la nuit, en
plus que ce n'était pas le matin. Me suis levée regarder par la
fenêtre. Tu le sais bien que je ne suis pas contente de cette chambre
en bout de bâtiment. Qu'est-ce que ça me donne la vue sur le parc? La
conversation avec les nuages, les dialogues avec les corbeaux, voir les
pommes mûrir puis tomber?
Dans les rues du parc, il y a toujours un taré ou une vieille folle qui
viennent me serrer la main d'un air apitoyé, larme à l'œil, comme si
j'étais morte...
Ce matin, sans doute je pensais trop à toi, je sors de ma chambre pour
faire plaisir à la petite de service, sortir un peu avec ce beau
soleil, et là, je me cogne violemment la tête côté droit de l'embrasure
de la porte, pourtant toute grande ouverte...
(1) ouvrage édité à l'occasion de l'exposition de Joerg Huber au château de Cadillac du 18/9 au 17/10/2004