Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 11

L'époque numérique n'est pas molle //

Depuis qu’il pratique le numérique sa vie a complètement changé, quoi ? cela lui parait extraordinaire d’en avoir conscience. Car la question depuis toujours a bien été de savoir comment on allait en sortir de ce monde infernal, qualifié d’ici bas ou encore de plancher à vaches.
N’avait-on pas pour s’en sortir tenté tellement d’impossibles: se réfugier dans la religion ou bien la maladie, croire au paradis céleste ou terrestre, assouvir sa paranoïa dans quelques combats pas souvent clairs et toujours entêtés…
Il se lève, met en marche la machine, ce n’est pas ce qu’il aime le plus. Il peut même en ressentir une gêne du fait que cet instrument lui est extérieur, pas très léger, bruyant. Rien d’autre cependant ne lui parait désormais naturel, ni écrire à la main avec un stylo bille ou feutre, ni se servir d’un vieu stylo plume offert pour son bac, genre. Il ne serait pas plus à l’aise avec une plume d’oie, il sait de toute façon que l’écrit n’est pas naturel.
Le pire qui puisse arriver est qu’un incident survienne, que la machine se plante, que le texte recherché ne puisse pas être ouvert ou que le programme s’arrête suite à une opération non conforme. Le pire du pire, que la carte réseau ne soit plus détectée, qu’ainsi il (je, lui) ne soit plus connecté.
Quand tout marche bien, copié collé, documents ouverts sauvés, aller revenir sur le web, courriers retirés envoyés, il ressent que c’est un peu oui parvenir à se sauver de ce monde qui le désespérait tant. Que c’est comme s’évader d’un monde clos.
Car l’échange y est facile, le savoir disponible, les hiérarchies affaiblies.
Car il y trouve une pratique de liberté - ni autocentrée, ni ethnocentrique - qui différencie la vie numérique de la vie analogique. Ce qui lui permet de penser que notre époque n’a pas à rougir d’elle-même. A quoi il ajouterait si besoin était l’instantanéité de la transmission, la compression des signaux ou la dématérialisation des supports notamment.
Il pense à Rimbaud qui, parti au Yémen, demandait à sa mère de lui envoyer des ouvrages techniques, des instruments de mesure, un appareil photographique… Ce qui pouvait le sauver : la modernité comme issue.
Il pense au désespoir, esthétiquement faible, de nos bons lettrés qui ne captent pas cette issue-là de la vie numérique.
Il reçoit alors avec douleur de multiples inserts tel ces: Notre misérable époque… L’époque est molle! déclamés par tel ou tel de ces chroniqueurs en place, comme si eux d’ailleurs n’en n’étaient pas de cette époque.
Ce qui le pique à vif. Comment pourrait être misérable, si cela veut dire quelque chose, une époque qui en trente ans aura quasiment changé toutes ses lois d’importance et tous ses points d’achoppement sur les sujets majeurs et qui continue de le faire à pas renforcés?
Comment qualifier de molle une époque qui presque naturellement expérimente et observe la matière, l’espace et la vie au point de découvrir chaque semaine quelque chose qui relève de la première fois?
Non, pas molle ni misérable, cette époque qui qualifie tour à tour de crimes contre l’humanité tout un tas de pratiques considérées comme normales pendant tout le cours de l’Histoire, ainsi qu'en témoigne malgré lui le grand Platon chez qui on peut lire et relire:
Le dernier degré de l’abus dans la liberté… c’est lorsque les hommes et les femmes qu’on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés.
Ce que la vie numérique dévoile, c’est l’énorme déficit d’intelligence de la vie analogique.


22/05/2001 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m.a j.  22/10/2008

 

 
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