Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 14

Le jeu des Voyageurs modèles //

Ce jeu, je l’ai arrêté avec le roman, fin 2000. Il s’appelle Aimez vous votre époque? Un jeu sans fin auquel on peut jouer à tous moments. Il consiste à considérer les jugements portés sur l'époque, à les prendre au mot, à en penser le sens et à vérifier leur rationalité au-delà des convictions qui les propulsent…
Qu’est-ce qui m’a redéclenché le jeu ?
Peut-être l’appel à la désobéissance lancé aux jeunes gens par un journaliste chroniqueur pour défendre le par cœur. Parce que l’Education nationale venait de recommander la compréhension  plutôt que l’apprentissage par cœur. "Entre en résistance, petit ! s’exclame l’auteur, rabâche les bizarreries de la grammaire pour que "ça rentre", un point c'est tout, car la mémoire est un muscle qu’il faut faire travailler"…
La mémoire justement n’est pas un muscle, pas comme le cœur, mais un processus complexe d’inscriptions neuronales… Cela ne dévalorise en rien la mémoire, bien au contraire.
Ce qui m'a redéclenché le jeu, c'est aussi le slogan du président du mouvement Attac: «Combattre et chasser le virus libéral qui infecte les esprits». Les mots de la langue, il faut les visualiser, en fait se les représenter pour les percevoir clairement. Cet homme devrait le comprendre, lui dont j’ai pu lire qu’il ne supportait pas une virgule mal placée.
Passons sur la métaphore de virus qui infecte… l’esprit, s’il vous plait ! Encore que cette métaphore de l'esprit infecté a servi de base à des révolutions qui ont sombré dans l’horreur. Retenons virus libéral, il vise ici le libéralisme économique et sa logique qui régit l'économie mondiale sous impulsion occidentale, en particulier des USA.
Or il serait bien dommage qu'en français le mot libéral désigne de façon exclusive le libéralisme du marché, le capitalisme sauvage, le système de rentabilité à tous crins ou la marchandisation de tout. Car il possède un large champ de significations qui dépasse ce seul sens.
Il y a par exemple les professions libérales, des médecins et infirmiers aux artisans et artistes etc. Il y a surtout l’idée de tolérance pour qualifier un(e) chef d’établissement qui serait sinon autoritaire. Un chef tout court est en général plus supportable s’il est libéral. Que dire des parents qui peuvent être libéraux ou non, la vie n’est pas la même pour les enfants! Et des régimes politiques? Le communisme libéral est toujours imaginable mais plus du tout le socialisme stalinien… Et des mouvements religieux ou politiques qui sont souvent  autoritaires à défaut d’être libéraux? Et d’une société qui peut être libérale, donc souple, ouverte.
Or voilà que justement des voix sans cesse dénoncent la société libérale: Ah ! cette société li-bé-rale. Ou bien l'Europe libérale, mise en cause avec une voix haineuse quand tant de gens des 4 coins de la Terre rêvent de connaitre les libertés des européens. Je cherche à comprendre…
On peut légitimement refuser la loi des marchés ou se battre pour la démocratisation généralisée et être cependant favorable à une société libérale. C’est à dire à une société où l’on entend l’autre et où les pouvoirs respectent les différences des uns et des autres. Donc il faudrait trouver d'autres mots: virus de la rentabilité si l'on tient à virus, économie sauvage ou absence de régulation pour qualifier la mondialisation du marché. Ou, au positif, se prononcer pour la mondialisation des peuples, la planétarisation du monde, sinon on se retrouve avec les intégristes qui veulent fermer les frontières pour restaurer le localisme ségrégationniste...


Peut-être qu’autre chose m’a relancé sur le jeu des V.M. Il est répandu en effet d’entendre que «maintenant» il n’y aurait plus de libertés. Accompagné ou non de cette formule imbécile : c’est l’époque qui veut ça -, tel ou untel peut déclamer qu’il faut profiter de cette liberté qui nous reste encore, ou du peu qui nous en reste…
Chaque fois je me tiens un long moment dans l’incompréhension, moi qui pense qu’on a sans doute jamais autant disposé de libertés à l’échelle individuelle… J’y ai pensé hier, dans un square de quartier où jouaient des enfants, en découvrant une statue de Michel Servet sur le socle de laquelle est écrit : brûlé vif...
Prenons l'exemple de ces dernières lois votées par le parlement français sur la non discrimination ou contre le harcèlement moral (après le harcèlement sexuel), concepts qui étaient proprement inconcevables il y a quelques décennies…
Je m’interroge, je cherche à comprendre un titre de janvier 2002 du journal Le Monde diplomatique : «Adieu libertés». Je le reçois comme si l’on vivait le tournant autoritaire de l’empire napoléonien (3), que Victor Hugo allait devoir s’exiler à Guernesey. L’auteur écrit : «Et tout indique que l'on dérive désormais vers un Etat de plus en plus policier»... précisons que sont cités les Etats européens !
Ce n’est sûrement pas un constat, et comment cela pourrait être un souhait, sauf à révéler cette vieille attirance pour l’asservissement?
Car la liberté d’importance, celle de l’accès au savoir, à l’information ou à la communication interindividuelle n’a jamais été aussi grande . Il suffit pour s’en rendre compte de se servir de son navigateur ou bien de son moteur de recherche favori, hors pression des pouvoirs, ce qui pourrait être une définition de la liberté…
C’est la liberté sur soi-même qui peut s'accroitre, les pouvoirs n’y peuvent… La liberté à l’égard des conventions ou des rituels abscons, la liberté à l'égard des phrases traditionnelles qui peuvent être vraiment grave graves. La liberté à l'égard des stéréotypes, clichés et autres slogans. Quoi ? la liberté à penser sa vie autant qu'à inventer le monde.


21/03/2002  / tous droits réservés / texte reproductible sur demande


accueil lettre au lecteur


© Jean pierre Ceton    courrier    english    espaÑol    biographie    liens    commander    haut de page