Jean Pierre Ceton
Ecrivain (writer, escritor) de langue française, auteur de romans (novels, novelas), textes, dialogues, récits ...
Dirige la revue littéraire en ligne lettreaulecteur.com
romans

LETTRE AU LECTEUR 16

Naufragés de la route //

L’expression est apparue tôt le lendemain, lancée par les radios pour parler en raccourci de ces gens bloqués dans leur voiture sur l’autoroute A 10, en Ile-de-France, samedi 4 janvier 2003. Je me suis trouvé être de ces naufragés, plutôt chanceux puisque j’ai réussi à rejoindre Paris avant 19 heures.
A 13 heures la neige nous a surpris à tous égards, il tombait de gros flocons, du coup très vite une nappe blanche a recouvert la chaussée qui allait geler plus tard.
Vers 14 heures, j’ai franchi le péage, dit de Saint-Arnoult, situé d’ordinaire à une trentaine de minutes de ma rue parisienne. Or très peu de kilomètres après, la circulation s’est brusquement ralentie puis quasiment arrêtée. La radio de l’autoroute signalait alors un fort ralentissement à partir du kilomètre 18, là ou je me trouvais justement. Elle annonçait aussi que si l’une des sorties vers Paris, Porte de Sèvres, était saturée puis carrément coupée, il fallait prévoir 45 à 50 minutes pour atteindre l’autre, Porte d’Orléans, ce qui était assez rassurant. Sauf que nous avancions au pas d’un cheval, voire n'avancions pas du tout. D’abord sans s’en inquiéter, sûrement parce que nous étions sous le charme du paysage enneigé aux allures de cartes postales.
A 15 heures, je pointais au kilomètre 13. A 16 heures, au kilomètre 11, ensuite il a fallu une heure pleine pour arriver au km 10.
Sur la voie inverse, la circulation était quasiment inexistante, de temps à autre nous croisaient 5 ou 6 voitures roulant à petite allure. La radio ayant annoncé qu’un camion s’était mis en travers de la chaussée, l’absence de trafic paraissait fondée.
Dès après le péage, j’avais emprunté la 2ème voie de gauche, délaissant les deux de droite, chargées notamment de camions qui n’avançaient guère. Je n’avais d’abord pas pris la voie d’extrême gauche parce que celle-ci avait été signalée rouge interdite. Sans doute pour laisser passer les voitures de sécurité, qu’il n’y avait pas. Comme manifestement on y roulait un peu, contrairement aux autres files, je l’ai empruntée à la faveur d’un dépassement d’une voiture tombée en panne. 
Nous avons ensuite progressé lentement sur chaussée glissante, quelques dizaines de mètres par exemple suivi d’un arrêt de cinq à dix minutes. Là, je me suis souvenu que sur neige glacée, il faut démarrer en seconde vitesse et même savoir se servir du frein à main à l’occasion. Chaque démarrage devant être doux pour ne pas se déporter à droite ou gauche et chaque arrêt se négocier à l’avance pour ne pas emboutir la voiture de devant, le moindre freinage donnant l’impression d’évoluer hors maîtrise…
Nous étions étonnés d’être livrés à nous-mêmes, en l’absence de services officiels, lorsqu’on a vu passer enfin quelques voitures de sécurité, une ambulance s’insérant au milieu des voitures, un véhicule de gendarmes puis de pompiers fonçant sur la voie d’urgence, sans s’arrêter, j’ai compris plus tard qu’ils filaient pour intervenir plus loin, sur l’autre voie…
A un moment, la radio qui répétait que tout était bloqué jusqu’aux entrées de Paris, a commencé à donner une information plausible. Savoir que beaucoup de voitures ne parvenaient pas à monter une longue côte située au km 6, totalement verglacée.
A 17 heures, nous étions au kilomètre 10, puis à 18 heures, la nuit tombée, au kilomètre 7. Alors nous avons aperçu la côte en question, éclairée par les clignotants de dizaines de feux de détresse qui balisaient la chaussée comme si la police y avait organisé une voie spéciale pour faciliter la montée. En réalité c’étaient des voitures et des camions qui essayaient de se sortir d’une situation de surplace dérapant. Plusieurs dizaines de véhicules, pas beaucoup plus, bloquant cependant les milliers de voitures qui continuaient de s’entasser entre le péage et cette côte.
A ce fameux kilomètre 6, je me suis retrouvé déstabilisé, glissant à la moindre tentative d’avancer, même en seconde vitesse. Quand j’ai tenté de démarrer en troisième, avec ou sans frein à main, le moteur a calé et la voiture s’est mise à reculer. Heureusement il n'y avait pas de voiture immédiatement derrière moi, j’ai donc laissé filer la voiture en marche arrière pour rejoindre le côté droit de la chaussée, passant ainsi de la piste de gauche à la piste la plus à droite où je pensais trouver refuge. Et aussi l’élan salvateur, un peu à la manière dont on dit «reculer pour mieux sauter».
Vers 18 heures 15, stoppé côté droit entre quelques voitures immobilisés feux éteints et des camions qui semblaient avoir délaissé la partie, j’ai profité d’un peu d’adhérence fournie par des aspérités de neige glacée pour lancer la voiture en seconde puis en troisième. L’impératif était alors de ne plus s’arrêter, donc de zigzaguer entre les voitures tournantes et les camions de guingois (1).
En passant au km 5, mes passagers m'ont décrit la situation sur l’autre voie, sens Paris Province. Des centaines de camions et de voitures se bouchaient le passage, des camions de salages y étaient bloqués, seules quelques voitures réussissaient à se faufiler entre les divers véhicules figurants comme des obstacles…
Le lendemain, j’ai appris que des gens qui avaient comme moi franchi à 14 heures la fameuse barrière du péage de Saint-Arnoult étaient arrivés vers 1h 30 le dimanche à Paris. D'autres passés en fin d’après-midi, puisque paraît-il les gestionnaires ont fermé tardivement le péage, ont été bloqués toute la nuit.
Génial, m’a dit un ami Baudrillardien, c’est l’apocalypse contemporaine !
Conditions exceptionnelles, mais tout mal foutu, j’ai répondu froidement. La communication ne marchait pas, nos téléphones pas encore reliés à internet ne nous permettaient pas de connaître la situation à distance… En fin de parcours m’était venue l’idée positive qu’il aurait fallu que des camions de salage empruntent la voie d’urgence pour aller saler cette maudite côte, ne serait-ce que sur une voie…
Naufrage, je me disais, c’était couler en mer, ça signifiait la destruction d’un bâtiment, la perte de biens, la ruine, le désastre. Ici pas de blessés en tout cas, c’était bon de savoir que le sens du mot avait glissé, cas de le dire ! Non je n’allais pas le relancer sur la signification évolutive d’apocalypse…
A l’ami Baudrillardien, j’ai dit qu’en fait les gens s'étaient bizarrement comportés, en tout cas de façon insouciante, qu’ils s’étaient mis à sortir des voitures, fumer des cigarettes pour parler, les enfants jouer aux boules de neige, aller pisser pour les hommes… J’ai même dit que par contre les femmes, dont ce n’est pas l’habitude facile de faire comme les hommes, n’avaient pas osé ce qui était possible : sans se cacher, pisser debout sur le bord de la route.

(1) désormais, cette côte est signalée zone de salage automatique (2004/04/24)


15/01/2003  /  tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m. à  j.  24/04/2004

 

 
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