LETTRE AU LECTEUR 4
Voilà le temps de poser la question de l’Académie //
(in Le Monde du mardi 2 février 1999)
Ecrivons tout de suite qu’il ne s’agit pas de mettre en cause des
personnes en tant que telles, mais plutôt une attitude historique dite
académique. Celle qui ponctue la pente d’évolution du concept
d’académie, depuis le nom grec originel jusqu’au sens contemporain.
Aujourd’hui académique signifie, au mieux, classique, et en général un
peu ringard, au pire pompier comme cela se disait pour un certain art
du siècle précédent.
C’est pourquoi, si dans une existence j’avais été académicien, je jure
que je n’aurais eu de cesse d’œuvrer afin que ce sens d’académique
reprenne celui de Platon et s’attache à l’idée de création et non de
conservation. J’en aurais fait une question de dignité.
Car ce dont il est question c’est de cette attitude qui consiste à
regarder passer le train des événements, puis à édicter que non
décidément ce train, donc la réalité, la pratique, les faits même,
disons l’usage, n’est ni correct ni juste ni orthodoxe. Et que de plus,
il constitue d'évidence une détérioration par rapport à ce qui se
faisait antérieurement.
Les déclarations de principe de l’Académie française à propos de la
féminisation des fonctions témoignent de cette attitude académique qui
relève en vérité d’une idéologie conservatrice, voire intégriste, en ce
qu’elle refuse toute évolution au nom du respect intransigeant de la
tradition. Ne devrait-on pas en effet tout autant féminiser les
fonctions nouvellement occupées par les femmes, que masculiniser celles
jusqu’alors réservées aux femmes lorsque des hommes désormais les
exercent?
Cette attitude s’illustre également dans le discours des académiciens
français à propos de la langue. Ainsi le secrétaire perpétuel de cette
institution a-t-il l’habitude d’affirmer qu’on parlait bien le
français au 17eme siècle.
Ce qui paraît signifier que nous ne le parlons plus bien, et qu’au fond
malgré toutes nos connaissances contemporaines et nos avancées
technologiques, nous sommes de pauvres «cloches» devenues incapables de
parler cette langue parfaite du 17ème. On en viendrait à regretter
d’être nés trop tard, on en reste un peu culpabilisés.
Cependant on doit se rappeler que l’Académie a justement été créée au
17ème siècle, avec pour mission de surveiller le langage, donc la
langue française du 17ème siècle… On peut alors se révolter contre
cette affirmation, on peut aussi la prendre au mot.
Si on a bien parlé le français au 17ème siècle, c’est peut-être que
nous ne parlons plus ce français du 17ème, qu’en tout cas nous le
parlons de moins en moins. Et on peut en déduire que quiconque voudrait
écrire ou parler aujourd’hui le français du 17ème n’écrirait ou ne
parlerait pas bien le français de notre époque.
Car il y a d'évidence un français contemporain qui se développe, tant
bien que mal, différent certes, mais pas plus pauvre que le français du
17ème (voir la densité des dictionnaires récents). Pas plus pauvre
certes, mais généralement perçu comme moins pur, et même considéré
comme bâtard puisqu’issu de formes antérieures jugées supérieures.
Il est vrai que toute l’histoire de la langue est celle d’une
déformation des mots ou d'un glissement des significations (comme on
l’a vu pour académie et académique). Mais elle est aussi celle d’une
complexification des concepts attachés aux mots qui part le plus
souvent d’un sens premier, très pratique et très concret, pour aboutir
à un sens figuré ou abstrait (voir la transformation du concept de pur,
ou bien du mot communication, de commun qui viendrait de «avec mur»).
Il y a surtout un français d’aujourd’hui, en puissance, qui pourrait
«écrire et dire» encore mieux, si on le laissait se développer, de
sorte de parvenir au plus proche des significations à transmettre, au
plus proche des concepts à formuler, au plus proche des données de vie
à exprimer et à intégrer.
Il y a en somme un français qui serait le plus souvent bridé, un
français au potentiel formidable qui ne demanderait qu’à pousser notre
langue vers une qualification de vivante et non plus d’idiome du passé
en danger.
Il faudrait pour cela accepter que les transformations de la langue ne
sont pas forcément des maladies mais qu’au contraire elles peuvent
constituer de nouvelles richesses. Le plus souvent, la déformation
d’une forme correspond à l’émergence d’une autre signification.
Il faudrait aussi que les académiciens, en particulier, se réjouissent
tout autant d’inventer des mots nouveaux que de redécouvrir de vieux
mots disparus (et pourquoi pas? bien sûr!). Si l’un d’eux pouvait se
féliciter, lors d’une émission télévisée, d’avoir réintroduit l'ancien
mot «sébile», proposer un néologisme continue de relever du péché. «On
me pardonnera cet horrible néologisme», s’excuse par exemple tel
chercheur qui pourtant en a besoin pour exprimer un concept qu’il vient
de créer, et qui est dans cette nécessité s’il veut poursuivre
-en français- son travail de recherche, parfois dans une discipline qui
n’existait pas il y a trente ans.
Il faudrait encore que le débat sur la langue soit possible. Oser
proposer de changer la moindre règle de grammaire, c’est être pris
aussitôt pour un ignorant ou un traître. Il y a à cet égard une
tradition du débat qui aurait dû perdurer. Les ancêtres grammairiens de
nos académiciens l’avaient beaucoup pratiqué à propos du participé
passé en relation au verbe avoir. Devait-il rester invariable, se
comporter comme avec le verbe être, s’accorder avec le sujet ou bien
avec le complément d’objet?
Ainsi peut-on regretter les réactions autoritaires des académiciens à
la circulaire du Ministère de l’Education sur la féminisation des
métiers pourtant déjà pratiquée depuis longtemps par les élèves et les
parents.
On doit cependant prendre conscience que ces réactions fondaient leur
légitimité sur l’idée que l’Académie aurait à tout jamais et elle seule
le droit de contrôler la langue. «Depuis quand les ministres
s’occupent-ils de la néologie?» s’exclamait le secrétaire perpétuel, se
référant au pouvoir donné par Richelieu. Ecartant du même coup les
Français(es) qui parlent et écrivent le français et qui pourraient
avoir leur opinion, tout comme les Ministres qui représentent ces
Français plutôt démocratiquement.
Comment expliquer ces réactions autoritaires sinon par le fait qu’au
17ème la démocratie n’existait pas, ni l’éducation généralisée
d’ailleurs. Et comment s’en étonner si l’on considère que les
structures d'organisation de l’Académie (secrétaire perpétuel, élection
à vie, cooptation par les pairs) ont toutes disparu de nos institutions
politiques, ou encore que l'image d'apparat de l’épée est la
trace d’une époque où l’on pouvait se provoquer en duel aussi
facilement qu’on téléphone aujourd’hui.
On comprendra que l’attitude académique, en confortant l’idée selon
quoi une langue s’appauvrit lorsqu’elle vit et se transforme, conduit
finalement à ne pas «défendre» la langue, contrairement à l’intention
affichée, mais à la plomber de formes archaïques, souvent illogiques et
contradictoires.
On pourrait alors lui reprocher de maintenir les Français
(particulièrement les enfants) dans une sorte de schizophrénie en les
forçant à pratiquer d’un côté un écrit désaccordé de l’époque, et de
l’autre une langue parlée plus ou moins en prise avec le temps mais
considérée comme du mauvais français. Et aussi, du même coup, d’amener
des générations d’étudiants du monde entier à délaisser petit à petit,
et sûrement, notre langue.
On pourrait encore accuser l’attitude académique d’obliger les plus
rétifs d’entre nous, et même les plus francophiles des francophones, à
recourir de plus en plus souvent à l'anglais pour nommer des concepts
contemporains, langue qui crée librement et facilement des mots en
fonction des besoins de la vie. Et ce contrairement à la nôtre qui doit
attendre que des commissions ad hoc, généralement des années après
l’introduction du mot anglais, décident si tel nouveau mot ou
expression peut se "dire" en français.
Je reprocherais surtout à ceux qui bloquent l’invention de nouvelles
formes d’être généralement les mêmes qui répètent sans lassitude que le
monde contemporain est vide de sens. C’est pourquoi le temps est venu
de poser la question de l’Académie.
19/12/1998 / tous droits réservés / textes reproductibles sur demande
accueil lettre au lecteur