Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 5

Malaise dans la pensée //  in Le Monde du mercredi 2 juin 1999

suivie de "Alerte à la régression intégriste"

Les intellectuels européens, lit-on, prennent peu position sur la guerre du Kosovo. Comment se prononcer en effet, à moins de s'en remettre à "sa" conviction profonde qui s'avère de bien mauvais secours?
D'où un malaise dans la pensée qu'activent des prises de positions tranchées. Car beaucoup d'arguments peuvent se retourner au profit d'une autre conviction profonde, par exemple lorsque sont comparées les méthodes soit de l’Otan soit des Serbes à celles des nazis. Ou bien les arguments sont peu crédibles, ainsi la thèse de la manipulation de l'opinion par la presse française (où chacun a pu trouver toutes opinions y compris celles des serbes)… Ou alors la question est carrément écartée: "s’il fallait déclencher une guerre partout où sont bafoués les droits de l’homme…" comme l'écrivait Jean Clair, directeur du musée Picasso, dont le texte a été aussitôt repris sur le site beograd.com.
Et comment comprendre le philosophe Jean Baudrillard qui persiste a développer sa théorie (ça crève les yeux, dit-il)  selon quoi le régime serbe ferait le sale boulot voulu par les occidentaux, celui de préserver une Europe "blanche", théorie que déjà il étayait en 1994  en affirmant qu’on n'interviendrait jamais véritablement contre les Serbes?
Et comment expliquer que l’intellectuel Régis Debray se laisse aller par exemple à dénoncer la destruction par l'Otan de trois cent écoles alors qu’il n’a personnellement constaté «que» le soufflage de vitres dans trois écoles ?
Au fond pourquoi tant d’arguments, censés dénoncer des intentions inavouées ou faire apparaître les "vraies" raisons, servent en réalité à justifier des convictions partisanes, en l'occurrence: anti-américaine, anti europe supranationale, voire anti modernité ?
On se dit qu’il doit y avoir un ressort mental de gestion de ces convictions qui, en lieu et place d'une fonction de pensée, pousse à soutenir telle thèse ou tel camp, comme on "supporte" spontanément tel joueur ou telle équipe dans une compétition sportive. Ainsi les partages se font, pour ou contre, certains souhaitant l'effondrement du régime serbe, tandis que d'autres espèrent une catastrophe pour l’Otan.
Malaise aussi dans la pensée devant la légèreté des jugements portés sur le processus diplomatique (on a mal négocié) ou sur la stratégie militaire (il fallait envoyer des hommes au sol dès le début). Devant la facilité avec laquelle on crie à la barbarie de l’intervention militaire après avoir tant clamé la lâcheté de la non intervention. Malaise devant la soudaineté de l’abandon du pacifisme ou au contraire du repli non interventionniste, tandis que les chefs de guerre se trouvent être d’anciens pacifistes (Clinton, Solana…).
Depuis le début des bombardements aériens on se sent sous une chape de plomb, on aurait préféré qu’ils ne débutent jamais. Chaque matin on redoute de nouvelles bavures autant que l'on craint l'annonce d'autres "exactions". Chaque soir on espère la fin de cette guerre survenue à un moment où l'on commençait d'entrevoir la possibilité que les conflits se résorbent autrement.
Alors on remonte dans le temps. Que le régime serbe n’a-t-il joué la négociation et appelé aux instances internationales pour défendre ses minorités, au lieu d'envoyer troupes et canons comme en «1914 »?
Que n’a-t-il choisi la discussion et l’échange au lieu de soutenir dans le plus grand cynisme le pilonnage de Sarajevo ou les exécutions collectives?
Que n’a-t-il transformé le Kosovo, terre sacrée des ancêtres, en un pays de développement, de culture et de paix, au lieu d'en supprimer autoritairement le statut d'autonomie, optant ainsi pour la force, la haine et finalement l'expulsion d'une majorité de ses habitants?
On se sent sous une chape de plomb parce que les frappes aériennes relèvent d’une stratégie, finalement imposée par l’adversaire, qui est une stratégie de la claque, puis du cassage de gueule en train de glisser vers la mise à mort. Et "on" aurait préféré que l'Occident en reste à "sa" stratégie de la négociation. A une stratégie de civilisation.
On imagine cependant sous quelle chape de ciment nous serions si les exactions s'étaient poursuivies sans intervention, et maintenant si les forces serbes reprenaient leurs (ex)actions après cessation des bombardements.
Alors il faut encore revenir à l’Histoire, pas à Sarajevo 1914 pour en conclure que ça recommence. Non, aux conduites millénaires des troupes d'occupation, avec déplacements de populations, viols, pillages et autres "exactions" qui se sont toujours pratiqués au fil de l’Histoire, souvent même au nom des plus grands principes.
Il se trouve que cela désormais se sait, et que ce n'est plus supportable comme ordinaire des conflits.
Non, chasser les habitants de leur maison, séparer les hommes d’un côté et femmes et enfants de l’autre, incendier les maisons, violer les femmes, liquider une partie des hommes, finalement expulser ce qu’il en reste de cette population après l’avoir privé de tout, papiers et argent… Non, cela ne se fait plus, je veux dire, cela ne doit plus se faire. Il faut le dire à ceux qui exercent ces "pouvoirs" que cela ne se fait plus.
Personne ne le veut plus, ni les peuples, ni même les populations qui sympathisent avec des mouvements nationalistes (Irlande, basque, corse par exemple) ne veulent plus la violence des armes. Autant le peuple serbe que les autres.
Mais où donc situer la source de ces cruautés communes à toute l'Histoire? Dans la certitude d'avoir le bon droit, d'avoir raison, et donc de pouvoir user de tous moyens pour défendre sa cause forcément juste. Mais d'où cela vient? sinon de ce que l'on doit nommer l’idéologie de la terre qui ne peut-être que celle de "ses" ancêtres, et l'idéologie du sang qu’on ne doit pas mélanger, celle de la race qu’il faudrait conserver pure, de la religion qui serait supérieure à celles des voisins etc. Vieux principes selon quoi l’on peut aller bouter ou déloger voisin ou étranger, imposer sa religion ou ses lois, bien sûr tout cela par la force, sans discuter ni négocier, donc sans entendre l'autre. Bref, être précisément à l'opposé de toute attitude de communication.
Cette communication, si décriée dans les phrases toutes faites, qui pourtant gomme les conflits et réduit les frontières dès qu'elle s'installe.
Ce qui a toujours été de mode aussi et ne devrait plus l'être, c'est le fameux entêtement à ne pas céder, jusqu’au bout, plutôt la mort et quoi encore si c’était possible.  L'entêtement serbe, sans nul doute valeureux dans la résistance aux nazis, ne relève plus du chevaleresque mais de l’entêtement borné. Tout le monde sait combien le «ne pas céder», érigé en fierté, conduit en général, comme dans la vie privée, aux pires catastrophes.
Malaise dans la pensée donc, sauf à décrypter, mettre en cause et rejeter de toute notre intelligence la culture de mort.


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LETTRE AU LECTEUR 5 (suite)

Alerte à la regression intégriste //
adressée à Philippe Sollers


J’ai lu dans le journal Le Monde votre article à propos des médias qui m’a donné envie de vous parler. Alors j’ai appelé chez l’éditeur Gallimard, assez régulièrement, et tout aussi patiemment, jusqu’à me rendre compte que vous étiez aussi difficile à joindre qu’un homme d’Etat, sans pouvoir d’ailleurs décider si c’était pour vous une situation agréable ou désagréable.
C’est au sujet de cet article dans Le Monde, ai-je expliqué à une personne aimable, j’étais sur le point de lui dire que je me réjouissais de votre phrase sur la dite « pensée unique », selon vous l’une des dix mille façons « au moins » de ne pas penser… C’est au sujet de cet article dans Le Monde, ai-je réexpliqué à une autre personne, aimable également, qui me renvoyait cependant à quelques raisons générales pour m’éconduire, comme on disait sous l’ancien régime.
Dans ce texte, vous écrivez que s’il n’y a pas de bonne société, jamais, on peut désormais s’inventer une vie créatrice et intéressante. Voilà en quoi il y avait urgence pour moi à vous joindre : C’est une idée neuve, cher Monsieur, à l’image de ce que disait l’autre du bonheur, que c’était une idée neuve en Europe.
Oui c’est une idée neuve de penser que l’individu peut se fabriquer une vie créatrice et intéressante. C’est une nouveauté, une novation, une transformation dans le trajet historique des sociétés, étant entendu que déjà quelques-uns dans l’Histoire ont su se ménager une vie de cette sorte. Mais ils se sont gardés de le formuler car en exprimer l’idée aurait été passible du bûcher, notamment quand le monde n’était qu’ «ici bas».
Aujourd’hui peu écouteront cette proposition tant il semble difficile de surmonter le vieux désir de servitude.
A ce propos je voulais vous dire, et je vous l’écris, ce que depuis mon isolement relatif je crois constater avec inquiétude. Ceci : un certain nombre de gens –sûrement de cette vieille cléricature dont vous parlez- ne semblent pas se rendre compte qu’en crachant leur haine un peu infantile à l’égard de leur époque ils collaborent de fait avec les intégristes, qu’en refusant tout constat de transformation du monde (rien ne change, c’était mieux avant, répètent-ils) ces gens s’en approchent objectivement.
Cela devient si aigu que certains intellectuels qualifiés de gauche ne sont pas loin de n’avoir plus que l’exclusion comme séparation idéologique avec l’intégrisme.
Pour le reste,  ils ont en commun la critique du libéralisme aussitôt qualifié de sauvage, en réalité l’anti-mondialisme et  l’anti-europeisme, et aussi l’appel à redécouvrir, réinventer, réapprendre etc, qui traduit la revendication du «retour» jusqu’à la mise en cause des acquis de libération des années septante, par exemple le rejet du féminisme, et celui du libéralisme dans l’éducation, dans les mœurs etc…
Il y a là me semble-t-il un grand danger, d’autant que les médias sont particulièrement accueillants pour ce type de discours et pour leurs auteurs qui d'ailleurs ont le culot d’affirmer prendre le contre-pied des valeurs admises alors qu’ils reprennent simplement une idéologie historique très répandue, celle dont on espérait s’être "délicoté" comme le disait mon arrière-grand-père en référence à ses chevaux...

 19/07/1999 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / 


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