Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 6

Nouvelle frontière pour l’humain //

Pourquoi chaque nouveauté devrait-elle être perçue comme un potentiel de dangers, et non comme une hypothèse d’accroissement du possible?
Il en est ainsi d’internet par rapport au livre. Beaucoup en dénoncent les dangers, au point que des parents hésitent à s’y connecter croyant sincèrement que c’est dangereux pour leurs enfants.
Les critiques les plus virulentes étant généralement émises par ceux qui n’utilisent pas internet, on peut penser que ces dangers prétendus existent déjà dans la réalité, celle de la vie et aussi celle des médias. Par exemple, sur ces télévisions généralistes qui diffusent semaine et dimanche des séries où la violence est valorisée, voire exacerbée tout comme au cinéma qui bénéficie pourtant d’une image culturelle positive. Ou dans cette «presse» qui, pour se vendre, inflige aux passants de la rue, petits et grands, la lecture d’affichettes annonçant les crimes de préférence les plus abominables.
Bien sûr on pourrait craindre qu’internet amplifie des tendances existantes, à la mesure de la liberté qu’il offre. Mais n’est-ce pas au fond cette liberté des individus qui est davantage redoutée, en ce qu’elle risquerait de bousculer un ordre et sûrement des hiérarchies en place ? Il serait en tout cas bien simplificateur de réduire le réseau aux seuls sites pornographiques, de même qu’on ne qualifie pas de pornographique une boutique de presse parce qu’elle a un rayon de revues X. Ce serait surtout inexact tant y sont diversifiées les possibilités de choix et de recherches.
C’est d’ailleurs l’immensité de ces possibilités qui provoque les premières objections. A quoi nous servirait de pouvoir lire 500 journaux chaque jour, disent les uns, comme si on s’imposait de lire les 40000 livres paraissant chaque année en France. Internet donne en effet la possibilité de consulter de par le monde les journaux de son choix, à la manière dont on écoute quatre ou cinq radios sur la cinquantaine disponible. Tout comme chacun retiendra en «préférences» une vingtaine de chaînes lorsque chacun pourra capter deux cents télévisions ou plus.
On ne peut être intéressé par la totalité du monde, affirment les autres, d’ailleurs nous sommes déjà sur-informés! Peut-être qu'au contraire on va découvrir, à la réflexion, que nous étions jusqu’alors manifestement sous-informés, tandis que dorénavant avec l’extension des sources d’information nous commençons à être «informés».
Ce que l’on constate en "navigant" sur internet, c’est l’omniprésence de l’écrit. Et ce n’est pas une mince surprise pour qui se souvient que dans les années 1970/80  il était courant d’annoncer sa disparition au profit de l’image. C’est aussi une observation essentielle, car cela signifie qu’internet est un nouveau support pour l’écrit. Qu’en conséquence l’écrit dispose d’au moins deux supports, le papier et le numérique. Or ces supports sont si différents que l’éventualité d’une concurrence s’efface devant celle de la complémentarité, dès lors on entrevoit la perspective d’un nouveau développement de l’écrit.
Avant la naissance de l’écriture, il n’y avait pas d’écrit, réalité difficile à se représenter de nos jours. Ensuite, au fil des temps, l’écrit s’est inventé différents supports, puis s’est formidablement développé à travers le livre imprimé. En tout cas lorsque la lecture n’était pas méprisée contrairement au «travail», là où on n’accusait pas de consommer de la «lumière» ou bien de s’abîmer les yeux, là où l’imprimatur, visa de contrôle de l’église, était accordé. Là enfin où les bibliothèques existaient et n’étaient pas fermées à clef pour en empêcher l’accès aux enfants.
En cette fin de siècle, le livre bénéficie d’un prestige général, jamais il n’en a été autant édité, vendu et finalement lu, et on le défend globalement au delà même du fait que beaucoup de livres ne sont pas forcément bons, esthétiquement ou moralement. De plus, personne n’accuserait un lecteur effréné d’en oublier de parler à son voisin.
Sur internet la présence de l’écrit relève d’une mise à disposition du savoir, on peut y consulter ou commander presse, radios, livres, musiques, images et références en tous genres puisqu’il recoupe l’ensemble des médias. Et on peut y chercher une précision, un article, une biographie, un texte intégral, une donnée technique, un renseignement autant qu’un enseignement… que l’on trouvera dans la profusion grâce aux hyperliens. Car internet est un média qui ne retient pas l’information, il a tendance à la livrer, à en favoriser la diffusion autant que l’éclosion, à ne pas la faire traîner ni à en empêcher la délivrance pour des raisons d’inscription, d’horaire ou de statut du demandeur.
Internet est aussi un média fait pour publier, c’est à dire pour écrire et transmettre, notamment à travers la création de sites. En cela il devrait assouvir l’immense désir d’écrire qu’éprouvent tant de gens, sans compter l’immense désir d’exister que cela recouvre vraisemblablement… Il pourrait donner aussi une nouvelle autonomie à l‘auteur par rapport aux institutions, voire offrir des issues à l’inventeur embarqué dans une démarche audacieuse ou nouvelle.
Ainsi l’individu multiplie ses sources d’informations, choisit parmi ce qui lui est proposé, tente de trouver ce qu’il recherche, envoie éventuellement de l’écrit : texte, image, son. Et se retrouve être une sorte de chercheur actif, qu’il soit étudiant ou ingénieur, parent, collectionneur, artisan isolé ou amateur singulier... Certains parlent à ce propos d’individualisme, sans percevoir que cela participe plutôt d’un mouvement général d’individuation.
Mais il y a le risque de diffusion d’informations fausses, ajoutent-ils. Là encore il s’agit d’un danger existant avant internet. De la rumeur, toujours plus efficace qu’un raisonnement rigoureux, aux écrits les plus partiaux qualifiés «de conviction», aux clichés colportés qui finissent par devenir informations, jusqu’à la dérive de certains médias happés par une logique de l’offre.
L’important est d’évidence le développement de l’écrit, car c’est la perspective du développement de l’humain, de son développement culturel et mental, du développement de son intelligence et de sa technique. L’écrit n’est pas seulement un moyen de transmettre, mais lieu de la création, de l’invention et de l’inventivité humaine. Ainsi peut-on dire que la pratique de l’écrit numérique participera à un nouveau développement de l’écrit, à travers le courrier, qui s’essoufflait en son mode classique, et bien davantage par la multiplication de textes sous forme de sites, de livres numériques et, toujours, de livres imprimés.
Internet ne menace donc pas le livre papier, il devrait au contraire en accroître la vente et la diffusion. Ce qui menacerait le livre à terme serait qu'il devienne un refuge de l’anti-modernité ou, précisément, le lieu de la culture nostalgique et seulement de celle-là.
L’avènement de l’écriture a provoqué la modification du monde, celui d’internet en poursuivra l’effet, puisqu’il représente un accroissement du possible de l’écrit. Un accroissement sans limite, on peut déjà trouver sur internet bien plus d’écrits que dans toutes les bibliothèques du monde, sans obstacle de distance ni de temps ni de stockage. Luxe de pays riches? peut-être que non, la relative simplicité de la connexion et son faible coût, autant que la dématérialisation de l’archivage devraient permettre aux pays pauvres de «passer» des étapes.
Tandis que des auteurs continuent de proclamer la fin de tout, de la morale et de la littérature ou des grandes aventures, et cætera et cætera, on a envie de dire, sans pouvoir affirmer que Dieu pourrait en être satisfait, qu’en opérant des liens possibles entre tous les humains sur la Terre, le réseau redouble le processus d’extériorisation qui a fait l’homme.
Ainsi cette frontière repoussée pour l’écrit annonce-t-elle une nouvelle frontière pour l’humain.

19/09/1999 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande
 
accueil lettre au lecteur


© Jean pierre Ceton    courrier    english    espaÑol    biographie    liens    commander    haut de page