Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 9

La vie numérique donne envie//
suivi de :
La fracture numérique
S'en servir ou pas?


Depuis, sa vie a complètement changé. Quoi ? il a changé de monde. Il se lève, met en marche la machine, découvre le courrier, y répond, lit les journaux, vérifie des informations en les croisant, accède aux encyclopédies, dictionnaires et autres traducteurs automatiques.
Envoie des messages. Se balade de sites en sites, se laisse porter par les liens hypertextes, ou au contraire tient la barre pour poursuivre une recherche sur la toile… Surtout oui, il peut très vite obtenir une réponse à une question, combler un non-savoir en opérant une recherche rapide. Quand il sort de chez lui, il aperçoit dans les kiosques les journaux qu’il a déjà lus. Il sait sans doute le temp météo de l’endroit où il se rend, l’état de la circulation sur son trajet ou l’itinéraire en métro etc.
En fait il en demande plus, il en voudrait davantage, bien normal pour un humain avancé. Partout où il est, il ressent le besoin de cet instrument qui permet de trouver une définition ou de traduire instantanément un mot. D’accéder à une information précise, voire de connaître le nom de cette musique qu’il entend à la radio-guidage ou, plus urgemment, de comprendre l’étymologie d’un mot, de sabrer un cliché ou un stéréotype, en somme de mettre à l'épreuve quelque chose qui se dit et qui peut être faux...
Pour lui, le monde s’est agrandi, le réel s’est étendu. Pendant quelque temp, l’hiver dernier, sa connection a été interrompue, il a eu l’impression que tout s’était refermé au dessus de sa tête, que la voûte était redevenue opaque.
La vie numérique est une manière de sortir d’un monde qui le désespérait tant.
L’image lui revient, et aussi le son, voilà, ce sont des clairons qu’il entend jouer une sonnerie aux morts un jour de 11 novembre, quelque part en France, où l’on commémore une fois encore le premier plus grand massacre de tous les temps.
Une métaphore lui est arrivée, que ça c’était la vie analogique. Quoi ? la vie fermée, ritualisée, ethnocentrique à mort…
Allant de l’analogique au numérique, on passe de l’irrationalité rationnelle aux logiques de compréhension et de communication. Alors la vie numérique est une vie d’ouverture constante au savoir et à l’échange. C’est celle de l’accroissement des choix individuels. C’est la fin annoncée de l’omnipotence des mass-media.
Tandis que certains se disent déprimés, la vie numérique lui semble apporter les perspectives qui sauvent de ce monde analogique, finalement si implacable dans ses limites. Il en éprouve le désir d’écrire cette vie-là...
La vie numérique donne envie de vivre longtemps.


La fracture numérique //

Dans sa chronique de Libération du vendredi 26 janvier 2001, Pierre Marcelle accorde un fraternel soutien à Philippe Val du journal Charlie-hebdo qui vient de qualifier internet de «Kommandatur du monde ultralibéral».
Il se trouve que durant toutes ces dernières années un grand nombre d’intellectuels n’ont cessé de faire le procès d’internet, et des quantités d’articles et de livres en ont dénoncé les dangers. Ce qui surprend désormais c’est la violence de la charge.
Affirmer qu’il y a sur la toile «plus de cons et de salauds que d’honnêtes gens», ou encore que «les tarés s’y découvrent majoritaires»  relève d’une affirmation névro-affective pour le moins autocentrée. Car qui traite les autres de con doit avoir conscience que ces autres peuvent aussi légitimement le trouver con.
En réalité, la toile est à l’image du monde présent, on y trouve des choses plus ou moins intéressantes, tout comme dans les journaux, les radios, les télés, les soirées, les écoles, les entreprises etc. Sauf qu’il y aurait plutôt moins de mauvaises gens, en raison d’un esprit de gratuité porté par les internautes en général.
Par ailleurs, qui veut réduire internet à la possibilité de «bander, jouer à la bourse ou échanger des courriers» démontre qu’il ne s’en sert pas ou ne sait pas s’en servir.
Internet, quand on le pratique, apparait en effet comme un moyen génial d’accès au savoir. A des moments il prend des allures de gigantesques encyclopédies mises à jour quasiment en temps réel. Il suffit d’apprendre à se servir des moteurs de recherche pour trouver des informations précises, croiser des données, vérifier une rumeur etc. Il permet aussi une approche plus souple du quotidien avec, en ligne, formulaires, horaires, itinéraires, cartes de tous coins du monde, plan de l’endroit où l’on se rend, niveau de son compte crédit etc. Il assure enfin l’échange facile entre individus, comme s’il complétait une architecture pour relier les humains, après la poste, les chemins de fer etc.
Le net n’est pas seulement un espace de liberté ou d’échange, il est en train de sauver des gens, isolés ou avides de connaissances, qui se sentaient sous la coupe des médias uniques.
Il faut rappeler que les rares pays qui ont tenté de contrôler voire d’interdire le net, heureusement sans y parvenir, sont la Chine, le Soudan, l'afghanistan, la Corée du nord et aussi Cuba où l’accès à internet est soumis à autorisation. Ce qui bouscule singulièrement l’argument, aux allures de message codé, selon quoi «les vrais maîtres de la toile sont les maîtres du monde».
Pour beaucoup de ceux qui utilisent internet, le virtuel a accru le réel. Il leur est donc absolument impossible de comprendre un tel rejet. Par conséquent il y a une fracture numérique, elle existe bien, et pas seulement entre riches et pauvres.
C’est dire que le débat à propos d’internet reproduit clairement le conflit modernité / passéité.
La question se pose alors de savoir si l’anti-ultralibéralisme n’est pas devenu un fourre-tout qui n’a plus vraiment comme objet de dénoncer la logique des marchés financiers, le cynisme des détenteurs de fonds ou l’absence de régulation de l’économie globalisée etc. Mais comme raison profonde le refus global de la modernité, voire  l’expression d’une haine de l’intelligence contemporaine.


S'en servir ou pas ? //

A propos d'une tribune: Fractures à haut débit de Bernard Benhamou (Libération du 28 02 2001), il ne faut pas s'étonner que la France reste dans le peloton de queue des pays européens en matière d'accès au réseau, si l'on considère que ce texte et tout ce qui parait dans la presse ou en librairie sur le sujet ne sont guère encourageants.
A l'image de ce titre : Fractures etc, ils sont même fortement décourageants pour l'internaute potentiel qui aurait la velleité de se connecter à haut débit, n'apprend-t-il pas ici qu'il risque de devenir un simple téléspectateur consommateur?
Mais pourquoi un tel acharnement, tant cette affirmation, comme beaucoup d'autres, parait  fausse dans la pratique?
Souvent je me demande si les critiques réguliers d'internet y sont vraiment connectés. Et me demande en l'occurrence si Bernard Benhamou est bien connecté à l'internet à haut débit. Parce qu'on pourrait penser que s'il y était, et s'en servait véritablement, il n'écrirait pas cela:
Inégalitaire, internet à haut débit? Oui bien sûr, puisque seule une minorité pour l'instant y est connectée. En fait comme le chemin de fer à ses débuts qui n'était utilisé que par une petite minorité.
Des internautes telespectateurs consommateurs, parce que le débit retour est plus faible que l'entrant? Il se trouve que l'internaute citoyen a plus besoin en effet de recevoir d'information qu'il n'en renvoie. Ou alors il devient lui même serveur et choisit de s'équiper d'une ligne spécialisée.
Le haut débit provoquerait une fracture géographique? Justement l'accès à internet à haut débit par satellite, ou plutôt par wi-fi local, non cité dans cette tribune, permet, et permettra surtout, de se connecter de n'importe quel endroit fut-il le plus perdu du Massif central ou des Landes...
Seuls les enfants connaissant un environnement socioculturel adéquat peuvent en tirer des bénéfices? Bien sûr, évidemment, quand bien même les écoles sont effectivement connectées, les professeurs le plus souvent ne savent pas s'en servir, et dans un nombre de cas non négligeables y sont très hostiles, parfois même voient dans internet un monstre qui va les manger...
Retour à la case départ, la majorité des articles et tribunes poussent à se méfier d'internet, voire à refuser de s'y connecter.


20/ 01/2001 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande


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